Au mépris des prix

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La fin de l’année approche, et journaux et magazines rivalisent d’entrain pour constituer rétrospectives et sélections, consacrant ici la personnalité de l’année, recensant là les 10 meilleurs livres, annonçant ici encore les 5 films qu’il ne fallait pas manquer. Et, comme pour ne pas se trouver en reste, c’est le moment que choisit le Festival d’Angoulême pour révéler la liste des nominés aux récompenses de fin Janvier.

Car on attend les prix d’Angoulême un peu comme on attend les Palmes de Cannes.
Les auteurs aiment bien les prix, puisqu’il s’agit d’une forme de reconnaissance de leur travail.
Les éditeurs aiment bien les prix, parce que c’est l’occasion d’un coup de pouce marketing pour un album, et par ricochet, une série et la production d’un auteur. Et puis c’est toujours un bon moyen de tirer la couverture (médiatique) à soi dans un marché francophone encore dépourvu de véritable organe critique en matière de bande dessinée.[1]
Les consommateurs (bêlants) aiment bien les prix, parce que c’est plus simple que de devoir se casser la tête à choisir un cadeau pour «le petit cousin qu’aime bien la bédé mais moi j’y connais rien vous savez». D’ailleurs, c’est bien fait, les éditeurs mettent à leur disposition des stickers bien en vue sur les couvertures, chemin balisé pour un achat sans danger.

Alors, cette liste ? Comme d’hab.
Comme d’hab, les catégories ne veulent pas dire grand’chose, avec la palme pour les récurrentes «meilleur scénario» et «meilleur dessin» — ce qui, pour un medium dont la spécificité est d’allier les deux dans un tout plus grand que la somme de ses parties, est d’emblée un non-sens. Mais cette année, comprenne qui pourra, on trouvera nominés pour le «meilleur scénario», la mise en bande d’une autobiographie (Dans la prison) et un recueil d’histoires courtes (The autobiography of me too Two).[2] Y a pas d’prob, y a pas d’prob.
Autre mention spéciale pour la catégorie de la «meilleure série», qui ressemble fortement à une tentative de se racheter des oublis des années précédentes. Pas de chance, presque la moitié de la catégorie est constituée de titres réédités en un seul volume (Black Hole, Pascin, Bone)[3] — pour des séries, ça la fout mal.

Comme d’hab, on retrouve la myopie d’une sélection qui se limite aux publications francophones (objectif marketing oblige), ce qui donne lieu à quelques anachronismes qui font pas très sérieux — comme la présence de A History of Violence de John Wagner et Vince Locke (1997), Go-Go Monsters de Matsumoto Taiyô (2000) ou encore Ripple de Dave Cooper (2003, après avoir été pré-publié dans Weasel, 1999-2002). Cru 2006, vous disiez ?
Par ailleurs, on trouvera sans doute injuste de voir dans la même liste «du patrimoine» de simples traductions (d’oeuvres importantes, certes, mais ne résultant pas d’une véritable démarche éditoriale) placées sur le même plan que de vraies découvertes. Si Seuil ou Dargaud repartent avec une récompense, ils pourront donc chaudement remercier Fantagraphics pour le travail effectué sur Locas et The Complete Peanuts.
International peut-être, mais seulement «en Français dans le texte», s’il vous plait.

Nouveauté par contre, ce «prix public du meilleur album», dont on ne sait trop quoi faire. Pourquoi faudrait-il avoir besoin de deux prix du meilleur album, l’un «public», l’autre pas ? Le public aurait-il mauvais goût ?[4] Se pourrait-il que, suite aux accusations récurrentes d’élitisme du jury, on ait décidé de proposer une sélection moins exigeante, laissant la possibilité aux Largo Winch de faire une apparition dans un palmarès ? Mystère.

Courbes de ventes, plans marketing, mimétisme avec le cinéma — autant de (mauvaises) raisons pour expliquer ce besoin absolu d’élire «le meilleur» dans sa catégorie, aussi futile soit-elle ; et d’avoir suffisamment de prix pour qu’il y en ait pour tout le monde.[5]

Je n’aime pas les listes de «nominés en compétition», je préfère les listes de coups de coeur. Et plutôt que de repartir avec huit albums aux mérites divers (dont un dont je ne lirai que le texte, un autre pour les images, et un dernier pour les archives), pourquoi ne pas s’atteler à identifier, année après année, les livres importants, les livres marquants, et constituer ainsi au fil des festivals, une bibliothèque de référence ?
Mais pour cela, sans doute faudrait-il d’autres occasions de porter un regard critique (et largement reconnu) sur la bande dessinée, plutôt que de se contenter de ce qu’Angoulême (ville triste et grise en Janvier) s’accroche à son Festival et à ses Prix comme à une bouée, devenue (par hasard) la capitale française de la bande dessinée l’espace de trois jours.

Notes

  1. Ce qui donne toujours un petit côté «école des fans» à la remise des prix, où l’on sent bien que l’on essaie de faire en sorte qu’il y en ait pour tout le monde, afin que tous puissent bénéficier de la fête. Et revenir l’année suivante.
  2. D’inspiration autobio également. Morale : pour écrire un bon scénario, il suffit d’avoir une vie intéressante.
  3. Principalement pour des raisons de cohérence narrative, et non pas dans un esprit d’anthologie ou d’intégrale.
  4. Sauf en ce qui concerne Tardi, nominé dans les deux catégories.
  5. Ne nous plaignons pas, nous avons échappé à la floppée de catégories plus spécifiques les unes que les autres dont sont victimes les Ignatz, Eisner et autres «awards» transatlantiques.
Humeur de en décembre 2005