« Bédéaste »
Il aura fallu attendre les années 2010 pour voir apparaître ce néologisme facile qui sonne comme une insulte du capitaine Haddock, et dont on voit l’usage grandir, principalement auprès des médias généralistes et plus particulièrement à l’occasion du dernier week-end de janvier[1].
Ce vocable apparaît d’autant plus étrange que ses locuteurs l’emploient volontiers pour distinguer les auteurs de « romans graphiques » de ceux de la « bédé » traditionnelle. Pourquoi faire référence au métier de réalisateur de cinéma pour désigner ceux dont la dénomination des œuvres renvoie à celui d’écrivain ou de romancier ?
Serait-ce parce que les journalistes, lecteurs ou auteurs ont désormais une culture essentiellement audiovisuelle et très peu littéraire, et qu’ils ne peuvent par conséquent appréhender l’hybridité apparente de la neuvième chose uniquement que par ce qu’elle montre ?
Serait-ce dû au fait que, ces dernières années, plusieurs auteurs de bande dessinée parmi les plus « médiagéniques » soient devenus réalisateurs de films ou de dessins animés, ou bien aient vu leur œuvres adaptées au grand écran ? Cela aurait-il rendu encore plus interchangeables les mots « bédé » et « ciné » ?[2]
Ou bien ne serait-ce pas là un symptôme, un retour du refoulé, une manière de dire que la bande dessinée reste de la « bédé » malgré ses qualités des dernières décennies faisant « se pâmer les bobos » comme disent ses détracteurs réacs dextrogyres ? L’affreuse lexicalisation de l’acronyme BD sert une fois de plus de préfixe, et apparait aussi collante que le sparadrap du capitaine d’Hergé. On croit s’en être débarrassé et la revoilà collée à la casquette.
Jean-Christophe Menu en avait déjà, à l’époque, dénoncé l’usage et sa connotation infantile dans un des premiers éditos de la revue Lapin. Grâce aux joies de l’Internet on apprend en plus aujourd’hui que le verbe « béder » existait en Suisse romande avant le mot « bédé » et qu’il signifie manquer ou rater.
Curieuse coïncidence aussi qui peut faire se demander si ce mot « bédéaste » ne témoignerait pas d’un raté et d’un manque justement.
Le raté viendrait d’un retour à la case platitude[3], d’une neuvième chose aux reliefs émoussés par des considérations éditoriales hors d’âge, et des auteurs qui auraient moins à dire qu’à montrer, se perdant dans une virtuosité d’animal de cirque, dressé et dompté pour une scène centripète.
Le manque quant à lui ne serait pas nouveau et renverrait aux faiblesses de l’expression bande dessinée et de ce qu’elle ne permet pas de dire[4]. En son temps on s’était ici même imaginé avec humour à faire du neuf un genre.
Pour ma part je continuerai à me contenter de l’utilisation du mot « auteur ». Et si le mot « bédéaste » s’impose partout ailleurs à l’usage, je me consolerai en me disant que l’on a échappé à « bédécrivain »…
Notes
- La page du Wikitionnaire qui lui est consacré semble avoir été créée fin 2011. Dans Google, certains résultats renvoient à des articles du milieu des années 2000. Google trends n’offre aucun résultat sur ce mot.
- Le mot « bédéphile » existe par exemple depuis longtemps et est lui aussi construit sur un modèle semblablement allusif envers le septième art et plus particulièrement la cinéphilie qu’il suscitait.
- Cf l’article « Dix ans de platitudes » de Jean-Christophe Menu dans Kaboom n°8.
- Notons que « bédéaste » a été préféré au mot « bédéiste » d’origine québécoise, existant depuis le milieu des années 1980. Un choix qui n’est pas non plus sans signification.

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