Un Bon Pavé en Noir et Blanc

de

La norme franco-belge en matière d’album est le format 46 planches couleurs, à couverture rigide. Les changements de pagination, de présentation ou de taille sont encore très rares, même si les labels indépendants ont ouvert le bal, parce que le lectorat BD est ultra-conservateur et qu’il ne veut pas voir un petit format en noir et blanc dépareiller sa jolie collection de Tout Buck Danny.
Du coup, la bande dessinée se trouve confrontée, pour des raisons économiques, à une contrainte de format qui n’a rien à voir avec les contraintes formalistes librement choisies de l’OuBaPo (l’équivalent BD de l’OuLiPo). Cette contrainte formelle, matérielle, n’est pas sans conséquence sur le fond même des histoires : elles doivent toutes se conformer à une longueur prédéfinie de 46 pages. On voit bien quelles frustrations artistiques cela peut engendrer. Et pourtant, cette norme imposée n’a pas toujours été présente et certains des chefs-d’oeuvre de la bande dessinée s’en sont justement écartés.

En 1929, le supplément du XXème siècle, quotidien conservateur belge, prépubliait un récit, en noir et blanc, totalement improvisé, sans aucune limite de nombre de pages. Tintin chez les Soviets, qui n’est pas le meilleur Tintin — loin s’en faut — lançait Hergé, l’auteur le moins contournable de la bande dessinée, celui-là même qui paradoxalement, fera tellement école, qu’il créera la forme canonique de la bande dessinée franco-belge.
40 ans plus tard, dans le journal pour enfants Pif, d’obédience politique totalement opposée à celle du Petit XXème, paraissait un très long récit, encore en noir et blanc, largement improvisé lui aussi : La ballade de la mer salée. Corto Maltese, comme Tintin, deviendra un modèle de héros de la bande dessinée, en touchant, cette fois, un public plus adulte.
A la fin des années 70, la révolution de la bande dessinée prend la forme d’un récit encore plus fou, avec le mythique Major Fatal, prépublié dans Métal Hurlant (sans doute le meilleur journal de bande dessinée de tous les temps). Le récit est totalement improvisé, s’étale sur plus de 130 pages en noir et blanc, et Moëbius déclare alors : « Il n’y a aucune raison pour qu’une histoire soit comme une maison avec une porte pour entrer, des fenêtres pour regarder les arbres et une cheminée pour la fumée … On peut très bien imaginer une histoire en forme d’éléphant, de champ de blé, ou de flamme d’allumette soufrée ».
Pouvait-on aller plus loin dans le refus des contraintes de format de l’album traditionnel ? Oui, et 10 ans après, c’est un obscur auteur qui sait à peine dessiner qui le prouve dans un incroyable album, format roman, de 500 pages en noir et blanc, au titre improbable : Lapinot et les carottes de Patagonie. Lewis Trondheim s’en expliquait dans la préface : « Je me suis dit que ce serait amusant d’improviser l’histoire au fur et à mesure. Enfin, je me suis dit que ce serait amusant de faire 500 pages comme ça. A la 146ème page, je ne trouvais plus ça si amusant. J’ai donc arrêté un moment puis j’ai repris jusqu’à la page 424. Les personnages finissaient par agir d’eux-mêmes, m’empêchant régulièrement d’amener le récit où je le souhaitais (…) ». Le résultat est un livre sans équivalent, qui a inauguré avec brio la dernière décennie du siècle.

On le voit, ces quatre auteurs, qui ont largement marqué leurs époques, au point de devenir des chefs de file de la bande dessinée, se sont tous affirmés en refusant (en les ignorant pour Hergé) des contraintes matérielles et économiques, et en redonnant à la bande dessinée une liberté formelle qu’elle avait perdue depuis longtemps. A croire donc, que le chef-d’oeuvre en bande dessinée, comme dans beaucoup d’arts, doit s’affranchir de toute contrainte (même en s’en imposant volontairement d’autres) pour se révéler.
Cette leçon-là commence enfin à être comprise par les éditeurs qui proposent presque tous des collections différentes, avec la disparition de la limitation du nombre de pages ou celle du format imposé, par exemple. Le « grand public » BD y vient lui aussi, peu à peu, et on sait bien que le conservatisme du lectorat est le principal obstacle à ces changements. Pourtant, il semble qu’ouvrir la bande dessinée à un nouveau lectorat — celui de la Littérature, par exemple — soit désormais possible grâce à cette nouvelle approche, plus libre, moins conformiste, dans la forme comme dans le fond.

Humeur de en juillet 2000