De Bonnes Guerres

de

L’année 2006 s’était ouverte sous de sinistres augures — suivant Gilles Ratier comme un seul homme, les médias avaient décrété l’état de siège, dénonçant la «mangalisation» du marché de la bande dessinée. Heureusement, depuis, les éditeurs ne sont pas restés inactifs, et cette rentrée se place sous le signe (plus rassurant) de la contre-attaque et de l’innovation, pour une révolte que beaucoup espèrent voir devenir révolution. Si si.
Tenez, pas plus loin que dans le Bang ! nouvelle formule, on peut lire : «c’est n’est plus un secret pour personne : le manga a fait des ravages dans les rangs de la franco-belge», suite à quoi s’organise «la riposte des Franco-Belges» où «chaque éditeur lance à sa façon la contre-attaque pour séduire de nouveaux lectorats nomades et compulsifs». Et de mettre en avant les collections lancées par Soleil/Futuropolis (NG et 32), Dargaud (Cosmo) ou encore les projets à venir, comme le Shogun des Humanos ou encore le label KSTR de Casterman. Et avec ça, on va leur mettre la pâtée, aux Japonais.

Parce que bon, avec 42 % des nouveautés sorties en 2005, le manga mettait fortement la bande dessinée Franco-Belge en péril. Mais que fait donc la police ? Où sont les responsables — pardon, les criminels — auteurs de ces ravages ? Heureusement, sur du9, on mène l’enquête. Et on a pu vous dénicher une jolie brochette de suspects, que je vous livre ici.
Voici donc les onze plus gros éditeurs de manga de l’année 2005 — les fauteurs de trouble éditorial, qui mettent en danger l’industrie de la bande dessinée telle que nous la connaissons aujourd’hui — onze éditeurs qui concentrent plus de 75 % des publications manga sur le marché : Kana (116 titres en 2005), Glénat Mangas (104), Pika (103), Tonkam (100), Tokebi (93), Delcourt-Akata (79), Saphira (67), Asuka (63), J’ai Lu (49), Kabuto (48) et Soleil Manga (43).
Ou, si l’on décide de raisonner en terme de groupes d’édition : Soleil (337 titres en incluant ses diverses participations), Delcourt (179), Média Participations (116), Glénat (104), Pika (103) et Flammarion (67). Et là, c’est près de 80 % de la production qui est couverte.
On les tient.

Bon, vous ne trouvez pas que les choses sont un peu plus claires ? Enfin, on peut voir que Dargaud lance sa collection Cosmo pour riposter aux attaques de Kana[1]  ; que Soleil/Futuropolis innove avec ses collections NG et 32 pour contrer les manigances d’Asuka,[2] SEEBD[3] et Soleil Manga ; et enfin que Casterman prépare son KSTR pour repousser l’infâme duo J’ai Lu/Sakka du groupe Flammarion.[4]
Ah, on peut en être fier, de nos croisés Franco-Belges, ces pourfendeurs du péril jaune, les protecteurs de la bande dessinée occidentale. Heureusement qu’ils sont là, parce que sans eux … sans eux … parce que sans eux, quoi déjà ?
On nous aurait menti ? On nous aurait caché quelque chose ? Les grands éditeurs seraient-ils en train de surfer joyeusement sur la vague manga ? Se pourrait-il qu’en réalité, ils gagnent de l’argent grace aux productions nipponnes ?

En lisant les réactions des grands éditeurs eux-mêmes, on se rend compte qu’il y en a bien peu qui se plaignent de la part prise par les manga — et pour cause, puisqu’ils en sont les premiers responsables, et les premiers à en profiter. Par contre, la plupart reconnaissent sans hésiter qu’il y a une véritable crise éditoriale, évoquent une production en décalage par rapport aux attentes du public, signe d’un secteur qui peine à se renouveler, étroit dans ses thématiques et sclérosé dans des formats immuables, figé dans le «48cc» stigmatisé par J.C. Menu dans son Plate-Bandes.

Non, ceux qui se plaisent à user d’un vocabulaire guerrier et à sonner du clairon, ce sont les journalistes, par ailleurs complaisamment silencieux sur l’identité des vrais responsables de ce raz-de-marée asiatique. Et d’y aller martialement, à grands coups de «ravages», «invasion», «contre-attaques» et autres «ripostes» — avant de conclure sans hésitation : «Il faut se battre !»
Après tout, comme le disait William Randolph Hearst,[5] «War sells newspapers». Et d’invoquer les «valeurs traditionnelles», de faire planer le spectre d’un «style international», et d’appeler à «l’exception culturelle en faveur de la bande dessinée». La patrie est en danger, soutenons ses défenseurs !
Réaction symptomatique d’une génération (souvent vieillissante) de journalistes biberonnés au Franco-Belge, et qui se retrouve de plus en plus en décalage avec une nouvelle vague qui les dépasse. A l’autre bout du spectre, on trouvera les fans de comics ou de manga, parfois journalistes, plus rarement critiques, et surtout hyperspécialisés jusqu’à l’obnubilation. Et peut-être de ce fait ne trouvant pas (ou ne cherchant pas) leur place dans les médias généralistes — et donc généralement incapables de contrebalancer les bien-pensant médiatiques.

Il est certain que le manga a dans nos contrées un passé lourd de mauvaise réputation, et soufffre encore d’un cruel déficit d’image — les jeunes y lisant «action et petites culottes», traduit trop hâtivement par les journalistes en mal de sensation en «violence et sexe». Et si quelques rares auteurs (Taniguchi et Tezuka contre tous) ont droit à une reconnaissance qui frôle l’idôlatrie, les éditeurs sont les premiers à se satisfaire de cette aura sulfureuse du manga qui attire et fait vendre.
Et ce, sans pour autant rechigner à embrasser l’alibi culturel dans cette année post-mangalisation : franchement, on leur propose un bouc émissaire sur un plateau, on les présente en victimes, on est prêt à porter aux nues leurs nouveaux projets dans l’élan d’une union sacrée contre l’envahisseur, ce serait trop bête de laisser passer l’occasion. Mangalisation, surproduction ? On hoche la tête, l’air grave, oui, oui, c’est terrible, vous savez, la faute aux japonais, aux petits éditeurs pas rentables qui engorgent les librairies, il faudrait faire quelque chose. D’ailleurs, regardez, on va lancer cette collection qui …

Finalement, cette situation ne fait que cristalliser l’étonnante dualité du traitement de la bande dessinée dans les médias, hybride de produit culturel et produit de consommation. Et de présenter la «BD Franco-Belge» (alors produit culturel) comme mise en danger par les manga (vil produit de consommation), de célébrer le succès commercial du dernier Astérix (brillant produit de consommation populaire) tout en critiquant l’élitisme du palmarès d’Angoulême (constitué de produits par trop culturels).
Au même moment, dans la librairie spécialisée où je passe tous les Samedis, et où les nouveautés Soleil ou Glénat s’entassent en piles bien rangées, on m’a expliqué que la direction avait demandé à ce qu’on limite au maximum les commandes aux petits éditeurs,[6] parce que «ça vend peu, et ça fait beaucoup de manutention» — avant de m’encourager gentimment de faire savoir quand il y a un bouquin qui m’intéresse, et qu’on me ferait la faveur de m’en mettre un de côté. Parce que pour le coup, on a beau être un produit culturel, il faut d’abord être un bon produit de consommation pour exister en rayon …

Notes

  1. Par ailleurs label de Dargaud.
  2. Dont Soleil a pris une participation majoritaire au début de l’année 2006.
  3. Contrôlé également par Soleil depuis début 2006, mais à 50 % seulement.
  4. Auquel par ailleurs, Casterman appartient. Notons également que depuis, J’ai Lu s’est retiré des manga en Juin 2006.
  5. Magnat de la presse qui inspira le Citizen Kane d’Orson Welles.
  6. Comprendre par là L’Association, Cornélius, Six Pieds Sous Terre ou Les Requins Marteaux, par exemple.
Humeur de en septembre 2006