Etranges passions

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Il y a quelques semaines de cela, la Fnac des Halles a inauguré une nouvelle formule. Au rez-de-chaussée de leur gigantesque magasin du centre de Paris (presque 8 000 m² en tout), tout au fond de l’une des plus grandes librairies de la capitale, le rayon «bandes dessinées» a ainsi subi une réorganisation assez étonnante et s’est trouvé considérablement transformé.

On y trouve désormais une lampe design, deux banquettes, et de la moquette de couleur. Une grande étagère à figurine trône à présent au centre du rayon, tandis que dans le fond — il faut le chercher pour tomber dessus — se trouve l’ancien rayon «indépendants», rebaptisé pompeusement «corner romans graphiques». Mais au-delà du changement de décoration, le réaménagement du lieu tient essentiellement à une approche pragmatique érigée au rang de projet marketing.
Ainsi, les banquettes, qui donnent leur ambiance si conviviale au lieu, ne sont pas autre chose qu’une adaptation à l’utilisation du lieu, où, de toute façon, les lecteurs feuillettent les albums n’importe où, et gênent le travail des vendeurs : tant qu’à faire, autant faire de cette contrainte un atout. Il y a quelques années, la Fnac avait utilisé Jean-Luc, incarnation du lecteur «parasite» qui grandit dans le rayon et gêne les clients, comme égérie publicitaire.[1] On retrouve là, au fond, la même approche : faire de l’appropriation du lieu par les clients un élément d’identité de la chaîne — et de ce point de vue, la Fnac fait preuve d’un indéniable talent.
Ensuite, on se permettra de douter que les figurines sont là par passion : plus prosaïquement, la Fnac investit dans un secteur aux marges particulièrement juteuses, car les produits dérivés ne sont pas soumis au prix unique, eux…
Enfin, si le label «indépendants» ne brillait pas par sa limpidité, je doute qu’on ait gagné au change avec celui du «corner romans graphiques» : «il s’agit de mettre en avant toute cette production de plus en plus riche entre roman et bande dessinée, qui permet de raconter autrement une histoire complexe avec des procédés graphiques novateurs», nous dit le communiqué de presse. On est ainsi prié de ne pas s’étonner de trouver dans cette catégorie à la fois les Carnets de Sfar (Delcourt), le Blankets de Thompson (Casterman), le Pinocchio de Jacovitti (Les Rêveurs) ou Blotch de Blutch (Fluide Glacial-Audie)… Soit, en fait, essentiellement ce qu’on n’a pas réussi à faire rentrer dans les autres rayons, ou qui peut être, d’une manière ou d’une autre, être rattaché à l’alternatif — le cas me semble évident pour Blotch, qui n’a rien d’un roman graphique. Au fond, rien de bien nouveau là non plus sous les néons de la Fnac : sont relégués dans un rayon fourre-tout les livres qui ne rentrent pas totalement, pas vraiment dans les bacs à 48CC.
Le tout, donc, est pompeusement rebaptisé «espace passion BD». On retrouve ici la classique hypocrisie marketing de la Fnac, qui cherche à nous faire prendre des vessies pour des lanternes : les clients ne sont pas des clients mais des «adhérents», la culture n’est pas un business, mais une «passion». Aimable fiction : on n’est pas là pour acheter, on est là pour partager une passion[2] … mais après tout, libre à chacun d’adhérer à ce genre de discours.

L’innovation la plus forte, paradoxalement, ne se remarque pas immédiatement : c’est plus dur de détecter une absence. Car le manga, qui occupait auparavant quelques étagères solidement garnies au fond du rayon, a tout simplement disparu. Le manga ne ferait-il plus partie des «bandes dessinées» ? On a beau le chercher partout dans l’étage librairie, il n’est nulle part… et pour cause : la Fnac a créé un deuxième «espace passion» : l’espace passion manga. Même principe, espace relativement aéré, signalétique différenciée, jusqu’aux très jolis gilets des vendeurs (à moins qu’il faille dire «passionnés» ?) qui sont différents.
Pourquoi en faire tout un plat ?
D’abord l’emplacement : le rayon (pardon, l’espace passion) manga est placé au 2e étage, à proximité des ordinateurs et des jeux vidéos. Il s’agit du seul rayon de vente de livres placé en-dehors de l’étage librairie. De là à penser que, pour la Fnac, le manga n’est pas un livre comme un autre, il n’y a qu’un pas… Mais là n’est pas, je crois, la vraie logique de la Fnac. Le but est plutôt, vraisemblablement, de placer le manga le plus près possible de l’entrée, emplacement stratégique : pas besoin d’aller chercher le manga, il vient à nous, nous fait de l’œil depuis les allées du centre commercial…
Quand au réaménagement du rayon, il prend plus d’ampleur que dans l’espace «passion bande dessinée», avec bien plus de produits dérivés : japanime, figurines en résine, sacs, accessoires — le sommet étant sans doute atteint avec l’espace (pardon, le corner) «culture japonaise» : un guide de voyage, un autre de conversation, deux livres sur les sushis, quatre romans (mais en dix exemplaires chacun, histoire de remplir les étagères… On le voit, on reste dans la vision très sectaire d’une culture nippone réduite à sa dimension la plus kitsch, une culture superficielle et rassurante. Pas question de placer dans le rayon des livres de Mishima, de Kabawata ou de Natsume.

Mais au-delà de cette conception totalement réductrice et infantilisante du Japon, la démarche de la Fnac me semble soulever un autre problème : celui de la délimitation des fonds. Si certains livres trouvent facilement leur place dans l’un ou l’autre rayon, Naruto d’un côté, l’intégrale Gil Jourdan de l’autre, que l’on soit en bande dessinée ou en littérature, il y a toujours des cas-limites, ces ouvrages qu’on ne sait pas où classer, et que, d’une librairie à l’autre, on va trouver à des emplacements très différents.
Mais le cœur du problème, c’est cette volonté absurde de catégoriser les publics, de considérer que manga et bande dessinée regroupent deux lectorats très différents et exclusifs l’un de l’autre. Il y a là, je pense, non seulement un non-sens à court terme, mais aussi un choix dangereux à long terme. Vouloir à toute force scinder les deux publics, c’est fermer les yeux vers l’hybridation croissante des contenus et des lecteurs. La génération des nouveaux lecteurs, qui vient à la bande dessinée directement par Naruto semble, pour l’instant, relativement rétive à la bande dessinée franco-belge. En effet, la lecture de manga aujourd’hui est souvent un acte identitaire : le manga participe d’une culture jeune, d’une culture adolescente, alors que la bande dessinée franco-belge est perçue comme une «BD à papa». Mais cette génération, dans dix ans, dans vingt ans, que lira-t-elle ? Peut-être pas le tome 38 de Blake et Mortimer, mais sans doute pourra-t-elle ouvrir ses horizons et explorer la bande dessinée au sens large, fut-elle à aller chercher dans le «corner romans graphiques».
Il est trop tôt pour voir des évolutions claires, mais il me paraît évident en revanche que considérer que manga et bande dessinée sont deux arts distincts, alors que les deux s’appuient sur un même médium, c’est le meilleur moyen pour empêcher des passerelles de se créer, au moment même où lecteurs et auteurs viennet à créer eux-mêmes des échanges et des correspondances…

Le partenariat noué par la Fnac avec Angoulême prend ici tout son sel. Alors qu’à Angoulême on essaie, bon an mal an, de maintenir une approche unitaire des «littératures dessinées»,[3] la Fnac n’a que faire de ces considérations artistiques : ce qui l’intéresse, c’est le nombre de passages en caisse. Si «l’agitation de curiosité» peut permettre d’accroître la clientèle, tant mieux ; mais dans un contexte général de repli des lectorats, la Fnac préfère se concentrer sur ses cœurs de cible, les passionnés — au détriment de ceux qui picorent, qui découvrent : tous les clients entrés pour autre chose et qui feuillettent un livre dont la couverture leur a accroché l’œil.
On pourra me dire que jeter la pierre à la Fnac est trop facile, et ce sera sans doute en bonne partie vrai. La Fnac ne fait que suivre un mouvement, initié par exemple par les librairies Album.[4] Mais l’on retrouve dans l’évolution des prix à Angoulême cette volonté de catégoriser le plus possible les productions : comme l’expliquait Benoît Mouchart lui-même, il devient nécessaire de changer les noms des prix, parce que les libraires veulent des catégories plus claires. Il faut catégoriser, peut-être pour réussir à comprendre, à maîtriser cette masse sans cesse croissante des nouveautés qui font que les experts d’hier se sentent terriblement dépassés.
En cela, la Fnac est très rassurante : cultivant d’un côté le mythe d’une exhaustivité et d’une richesse, et proposant de l’autre une version acceptable et raisonnable du champ des possibles. «La Fnac, premier libraire de France avec son réseau de 78 librairies et ses libraires experts, est le lieu de toutes les découvertes en matière de Bande Dessinée et de Manga», nous explique le communiqué de presse. Mais dans la réalité, l’isolement des passions dans des bulles autonomes écorne largement cette jolie image de la Fnac, auto-proclamée «lieu de toutes les curiosités»…

Notes

  1. «Voici Jean-Luc. Il vient à la Fnac depuis qu’il est tout petit. […] Tous nos vendeurs le connaissent et le conseillent depuis des années. Il est le premier au courant des nouveautés. Mais aujourd’hui, ce qui nous ferait plaisir à nous, la Fnac, ce serait que Jean-Luc nous achète enfin quelque chose.»
  2. La Fnac essaie ainsi d’atténuer la relation verticale vendeur/client, pour y substituer une relation horizontale fondée sur une communauté de valeurs.
  3. Ce qui permet de rejouer, chaque année, les mêmes polémiques sur la sélection, le palmarès, l’opportunité de maintenir un seul festival pour toute la bande dessinée…
  4. Même si j’estime que le problème est différent : qu’il existe des librairies spécialisées où on vend plus de résines de Tintin et de posters de Corto Maltese que de livres, libre à chacun d’y aller. Mais dans une librairie généraliste, un tel rayon est porteur d’un message clair pour le néophyte : «ici, tu n’es pas chez toi — le manga, ce n’est pas pour toi». A mon sens, le rôle d’un libraire généraliste n’est pas de proposer une accumulation de niches, mais de porter un certain idéal culturel, une culture qui peut passer aussi bien par de la poésie aussi bien que par un album, par un livre de photo ou par un roman.
Humeur de en mars 2010