La « profaçon »

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Imaginez que des héritiers ou ayants droit d’un peintre célèbre, se proposent bien après sa mort de continuer à produire des toiles en imitant son style et en abordant les sujets qu’il affectionnait. Dans l’économie de l’Art, cela s’appellerait un faux ou de la contrefaçon.

En bande dessinée, c’est l’inverse. Concevant des œuvres faites pour être reproduites massivement, où les personnages fictionnels priment sur la réalité de leurs auteurs, elle peut se permettre de créer des œuvres bien après la mort de leurs créateurs. En neuvième chose la contrefaçon devient de la « profaçon », un faux légal et encouragé. Dans le contexte idéologique d’un capitalisme où la rente est un Graal non-dit, le « profait » et ses « profacteurs » sont le visage lissé et le sourire éclatant de la plagionomie légitimée.

Jusque là, la « profaçon » concernait la bande dessinée franco-belge classique apparue dans les structures éditoriales d’avant 68, d’avant l’émergence d’une bande dessinée adulte. En proposant une suite numérotée 13, à une des créations les plus célèbres d’Hugo Pratt, les « profacteurs » présentent une vraie nouveauté qui en dit long sur la crise que traverse le secteur. Pour la première fois, c’est à un créateur parmi les plus importants de la deuxième moitié du XXe siècle, emblème d’une bande dessinée littéraire s’adressant à des adultes, qui est réduit à son personnage le plus connu. Sous le prétexte qu’il n’a pas dit non, une suite est devenue possible, ramenant toute son œuvre à un univers exploitable à ciel ouvert.

Certes, il y a eu, il y a quelques années, une suite (très réussie par ailleurs) des Scorpions du désert[1]. En cela celle des aventures de Corto ne serait pas moins légitime ou choquante. Reste que ce personnage se confond comme aucun autre avec son auteur. De nombreux libraires par exemple, partagent cette anecdote, où des clients demandaient les aventures de Pratt dessinés par Corto Maltese. Ce que nous apprend cette suite « profaites », c’est que si l’auteur n’a jamais dit « Corto, c’est moi », tout dans cet album montre qu’il n’est rien sans lui.

Derrière un maniérisme frisant souvent la singerie, les « profacteurs » réduisent le personnage de Pratt à un logo, une marque, un signe. Il va dans le Grand Nord habillé de sa casquette et de son pantalons « pattes d’éph » de marin de peur que si on l’habillait avec de quoi survivre à des températures extrêmes, les lecteurs ne le reconnaissent pas. Il a bien un manteau de fourrure, mais coupé comme son célèbre caban ! Ceci pourrait ne sembler qu’un détail, si l’on ignorait l’importance qu’accordait Pratt aux uniformes en particulier, et aux costumes en général. Le Corto de Canales et Pellejero ne survivrait pas vingt-quatre heures dans le Grand Nord, celui de Pratt aurait pu passer plusieurs longs mois en Sibérie…

Les concepteurs de ce produit de la marque CortoMaltese (en un seul mot) semblant détenue par Cong (en Suisse) et Casterman, ont, à défaut d’avoir su donner « vie » au personnage (comme ils aiment à le dire), poussé l’apparence du même, de ce qui ne change pas, jusque dans certains aspects éditoriaux et paratextuels. Comme au bon vieux temps, il y a une édition couleur et une autre noir et blanc. Pour cette dernière s’ajoutent les croquis aquarellés, les documents (cartes, photographies d’époque)[2] ancrant l’histoire dans le contexte abordé, comme Pratt savait le faire. Cet attention au paratextuel est poussée très loin : citations, préface d’Historien/éditeur (Benoît Mouchard), d’écrivain du moment (Tristan Garcia), etc. Un vrai processus de légitimation qui s’apparente à une grosse artillerie semblant proportionnelle à la vacuité générale de l’album.

Vouloir faire une suite à Corto comme on fait une suite à Spirou ou Blake et Mortimer témoigne d’une édition de bande dessinée restée figée dans un vieux modèle, où les personnages sont plus importants que leurs créateurs, et sont simplement à réifier dans leur éternel présent. En ce sens, Corto Maltese n’est pas un personnage de bande dessinée comme les autres. Il s’inscrit dans la première moitié du XXe siècle, circule dans ses soubresauts, entre le conflit russo-japonais de 1905 et la guerre d’Espagne trente ans plus tard.
L’intelligence éditoriale aurait pu être de ne pas faire une suite plagiaire, mais bien de faire vivre et revivre l’œuvre de Pratt en général à travers des œuvres en faisant le commentaire, voire une forme d’analyse. Cette proposition n’est pas une vue de l’esprit, une théorie ou une naïveté utopiste. Le Spirou d’Emile Bravo (Le journal d’un ingénu, paru en 2008) est la preuve qu’une telle démarche peut exister et peut en plus connaître un succès surpassant toutes ces vieilles recettes idiotes de suites sans fin.

Notes

  1. Intitulé « Le chemin de fièvre », par Pierre Wazem, publié en 2005.
  2. Je suggère d’ailleurs aux éditeurs de mettre, dans les prochaines éditions, des publicités d’époque pour des sous-vêtements Damart Thermolactyle. Comme cela, leur Corto qui n’existe que par sa casquette, son « pattes d’eph » et son caban sera beaucoup plus crédible et « vivant ». Si la marque n’existait pas, ils pourront se rabattre sur des publicités pour caleçons longs matelassés.
Humeur de en octobre 2015