Marcel et Robert

de

Nombreux sont les textes d’écrivains qui hantent l’Histoire de l’Art par leur lucidité, leur justesse d’analyse et leur prose sensible.
Parmi ceux-ci il en est un de Proust — parmi d’autres du même auteur bien sûr — sur le peintre Auguste Renoir, très connu, mais ayant récemment trouvé un écho plus large grâce au talent d’un écrivain de science-fiction.[1]
Pour mémoire, voici le texte in extenso : «Les gens de goût nous disent aujourd’hui que Renoir est un grand peintre du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu’il en a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux.»[2]

Ami lecteur, lectrice mon amour, toi qui t’intéresse à la neuvième chose, ne t’a-t-on pas déjà dit en ce médium, après lecture et à la deuxième personne du pluriel : «Maintenant regardez» ?
Pour exemple, je parlerai de Crumb, né cent deux ans après Renoir. Si l’auteur semble ici plus occultiste qu’«oculiste» — du moins sur l’autoportrait servant de bandeau à cette chronique — il n’en est pas moins «un spécialiste des troubles de la vision».[3]
Aujourd’hui encore, «des femmes passent dans la rue», mais la «catastrophe» ayant eu lieu, certaines sont indéniablement des Crumb.[4]
Belles comme les images particulières du maître américain, elles sont présentes à tel point aux yeux de ses amateurs, qu’il y a sept ans, quand il était à l’honneur du fameux festival charentais constamment en hiver, il fût organisé souterrainement un défilé de ces belles créatures se prêtant à ce jeu, montrant, par là, la pertinence et la persistance de son regard, en attendant, peut-être, «la prochaine catastrophe géologique» et la stratification savante et muséale qui s’en suivra.
Cet hommage officieux ne pouvait qu’aller de soi, tant le regard de Crumb fût et reste encore fondateur. Cette reconnaissance fût difficile, comme pour tout artiste dérangeant, mais appesanti comme auteur de bandes dessinées, par le devoir d’affronter ce double mur d’un médium à l’audience — véritablement — adulte restreinte, et de sa considération comme territoire irréductiblement infantile par celle majoritaire et responsable de la culture et des arts premiers.[5]

Depuis, d’autres nouveaux artistes se sont «déchaînés» et au même titre que Crumb ont su faire voir le monde, qui fait qu’aujourd’hui, autre exemple, l’on puisse regarder d’autres femmes et les nombreux CRS hantant les villes comme des Blutch.
Ce côtoiement des regards n’invalide pas pour autant l’image proustienne de l’empilement géologique vertical puisqu’il ne pouvait connaître la tectonique des plaques. Au contraire, par la subduction occasionnant forces inverses et latérales, elle se révèle féconde montrant, par là, le parallèle, la superposition voire la prédominance de certains créateurs.

Invoquer Marcel pour Robert, semblera sûrement être à certain(e)s, une tentative de légitimation culturelle, au détriment de l’un, à l’avantage du second, par un scribouillard ennéaphile, «fan de» et collectionneur forcément.
Pourtant loin de tout ça, appréciant la bande dessinée par goût, pour sa clairvoyance souvent et surtout sans se désintéresser, ni hiérarchiser toute les autres formes d’art, je me dis, au reste, que peu d’artistes écrivains, peintres ou autres auront à la même époque, à ce point fondés l’œil de leurs amateurs. J’y vois là surtout la vivacité d’un art, toujours en quête de légitimité certes,[6] mais fondateur plus que d’autres, d’univers «nouveau(x) et périssable(s)» où l’on peut guetter la «catastrophe» prochaine avec la force et l’agilité[7] de la curiosité.

Notes

  1. Il s’agit de Dan Simmons qui en fait avec intelligence la clef, le point nodal symbolique, de son beau diptyque : Ilium et Olympos.
  2. Marcel Proust : «Le Côté de Guermantes II, Chapitre premier» in A la recherche du temps perdu, Gallimard, collection «Quarto», pp.999-1000.
  3. Source le Grand Bob.
  4. Devrais-je dire «du» plutôt que «des» ? Proust aurait parlé d’écrivains, il aurait dit «du». Mais il a parlé d’un peintre et de ses images, de femmes ressemblant à des images, de ces images prenant corps dans celui de femmes, mais aussi dans divers éléments et objets : eau, ciel, voiture. Crumb, entre les mots et les images, est d’abord un dessinateur, multipliant les images en les rapprochant du langage en sachant dépeindre comme certains écrivains. L’ambiguïté suffisamment évoquée, nous dirons donc «des».
  5. Dans les échelles symbolico-économiques, pas dans celle chronologique et/ou centrifuge créatrice de périphérie(s) qui fait la légitimité d’un musée Quai Branly.
  6. Ou de reconnaissance. Voir à ce propos le livre de Thierry Groensteen : Un objet culturel non identifié, L’an 2.
  7. Toujours chez Marcel, note 1, p.999.
Humeur de en janvier 2007