Pierre Blanche

de

Première semaine d’octobre — pour la troisième année consécutive, Pierre Feuille Ciseaux («laboratoire de bande dessinée») vient à nouveau établir ses quartiers dans l’enceinte de la Saline Royale — espace désormais familier mais toujours aussi étrange, sorte d’îlot refermé sur lui-même, à l’écart de l’agitation du monde extérieur.[1] Peut-être le dernier volume d’une trilogie, où, après l’enthousiasme des débuts et l’énergie de la deuxième fois, préside désormais la maturité. Pour s’en rendre compte, il suffit de se rendre dans la salle des auteurs baignée d’une ambiance impressionnante et studieuse, où, de part et d’autre d’une longue table, chacun gratte, travaille et s’affaire.

Il y a là un plateau trois étoiles d’auteurs et de créateurs, largement international (au moins trois Américains, deux Argentins, un Finnois, un Libanais et un Sud-Africain) — ce petit monde s’ouvre, échange, se retrouve sur le terrain commun de la feuille blanche. S’installe alors une alchimie délicate, scellée dès les premiers jours par ce projet collectif (et un peu fou) lancé par le duo d’Icinori : un petit livre de gravures autour des douze travaux d’Hercule, ouvrage délicat et précieux au tirage minuscule. D’une certaine manière, il incarne de la plus belle façon l’idéal (de création, dans cette acceptation qui va de l’idée à l’objet) qui règne ici nuit et jour.

Les exercices OuBaPiens imaginés lors des éditions précédentes ont été précisés, affinés, enrichis. Bien sûr, il y a aussi des nouveautés, comme cette grande carte proposée par Zak Sally et progressivement habitée des idées de tous, mais aussi certains concepts mathématiques esquissés par Ibn al Rabin l’année dernière et désormais en action. Et puis il y a les entreprises complètement folles, comme cette progression au carré sur laquelle les deux vétérans de la manifestation, Benoît Preteseille et L.L. de Mars, s’affrontent jusqu’au dernier moment dans un défi de plus en plus démesuré. Quant à la robe de mariée qui s’érige petit à petit dans un coin de la salle, en prévision du mariage de la Fabrique de Fanzine (prévu en grande pompe pour le samedi soir), elle n’étonne finalement personne. Ici, la démesure fait partie de la norme.

De l’autre côté de l’esplanade herbeuse, dans la grande Berne Ouest (et ses allures de cathédrale, jusqu’aux courants d’air glaciaux qui s’y faufilent), à côté des expositions consacrées à Anders Nilsen et Polina Petrouchina, s’affiche fièrement 3xPFC. 3xPFC, triple panorama des productions du laboratoire, et dont le dernier pan se voit enrichi de nouvelles contributions chaque jour. Un peu plus loin, à côté de l’Usine (où la presse et le banc de sérigraphie fonctionnent à plein pour essayer de satisfaire l’enthousiasme des auteurs), on peut découvrir une version quasi-finale du documentaire «Découverte d’un principe en case 3», tourné l’année précédente. Un documentaire lui-même contaminé par cette ambiance étrange, celle d’un laboratoire qui ne serait peuplé que de savants fous, à la recherche d’un heureux accident d’où surgirait la création.

Enfin, pour compléter ce qui est sans aucun doute une manifestation totale, il y a le programme de causeries et de conférences, espace d’échange (plus officiel) venant naturellement prolonger les conversations passionnées qui n’ont de cesse de s’engager à la moindre occasion. En fait, seule la météo se montre récalcitrante, écrasant le week-end de restitution sous un ciel gris et transperçant les trop rares visiteurs d’un froid humide — pas vraiment les conditions idéales pour encourager la découverte hors des salles péniblement chauffées…

Trois éditions donc, trois moments d’exception et d’enthousiasme, trois instants fugitifs et fragiles. Trois éditions d’où l’on repart, à chaque fois épuisé et transporté, mais surtout convaincu d’avoir vécu quelque chose d’unique. Trois éditions seulement : une pierre philosophale, beaucoup de feuilles noircies — et coup de ciseaux final ? L’esprit encore embrumé de ce réveil difficile, on refuse d’y croire, on secoue la tête et l’on espère prolonger encore un peu le rêve…

Notes

  1. Le vendredi, Mazen Kerbaj confie ainsi avoir découvert le matin-même le décès de Steve Jobs, avec deux jours de retard — comprenant alors après-coup les références des étudiants durant les ateliers des jours précédents.
Humeur de en octobre 2011