Plagionomie

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Il y a peu, à Angoulême, une fresque du peintre Erró a été restaurée. Réalisée initialement en 1982, elle représente sur 180m² les héros de bande dessinée semblant alors les plus représentatifs de la neuvième chose, dans une accumulation dynamique qui caractérise le travail d’un artiste associé à ses débuts au mouvement de la figuration narrative. En voyant le nombre de personnages représentés, on finit par se demander si une œuvre citationnelle comme celle-ci serait à nouveau concevable aujourd’hui, et si les auteurs (mais surtout les ayant-droits ou éditeurs) ne demanderaient pas au peintre, au mieux une autorisation, au pire la nécessitée de payer des droits de représentation. Ce sentiment résulte d’un capitalisme triomphant pour qui, depuis une vingtaine d’années, l’idée de rente est devenue un but à atteindre plus ou moins conscient, plus ou moins avouable, nous habituant à la multiplication des procès pour plagiat, s’attaquant à tout ceux ou celles qui ne payent pas leur droit de passage dans les univers imaginaires privés qu’ils visitent sciemment ou innocemment.

Ce début de XXIe siècle est ainsi devenu paradoxal. Plus on abolit les frontières géographiques pour la circulation des biens et des personnes, plus celles des contrées  imaginaires semblent a contrario se multiplier et ne devenir poreuses qu’uniquement par la dîme[1] ou les péages. Ces pays nés de l’imagination se transforment en territoires féodaux, que dominent de moins en moins leurs auteurs, mais de plus en plus des ayant-droits, cette nouvelle noblesse dont le seul talent tient au hasard d’être bien-nés ou bien-mariés, et qui savent s’appuyer ou former des corporations du copyright ou autre droit, ayant pour bannières des logos d’entreprise. Dans le cadre de la neuvième chose comme dans d’autres, les personnages et leur univers deviennent la ressource à exploiter via des histoires[2]. Cette importance se traduit aussi dans le langage courant, où l’anglicisme «spoiler» est devenu d’un usage de plus en plus fréquent, témoignant d’une préoccupation qui a même amené Google à récemment concevoir et breveter un programme de détection pouvant, semble-t-il, éliminer les commentaires qui dévoileraient la fin d’une série, d’un film ou autre. En français, «spoiler» résonne en plus en faux ami avec le mot « spolier », et suggère ou accentue l’idée d’un vol, d’une atteinte faite aux créateurs/ayant-droits et/ou à ses lecteurs/spectateurs, montrant en creux toute l’importance prise par la notion de récit dans cette économie.

Pour qui une histoire est bien souvent la quantité négligeable d’une œuvre qui brillera avant tout par les situations qu’elle crée dans son rapport au réel, tout cela apparaît bien étrange. D’autant que la définition du mot plagiat oscille aussi entre «copie», «emprunt» ou «imitation». Et  le Grand Robert ajoute à sa définition cette citation de Giraudoux : «Le plagiat est la base de toutes littératures, excepté de la première, qui d’ailleurs est inconnue.».
L’idée n’est pas de justifier le plagiat qui peut être un vrai problème quand il empêche des auteur(e)s de vivre de leur art. Mais à travers cette citation, il se rappelle deux choses qui dépassent une simple limitation du droit : la première est que le plagiat est souvent une forme d’apprentissage nécessaire pour les jeunes artistes (copier pour apprendre) et que donc tout artiste a été plagiaire.
La deuxième est que tout récit est la déclinaison ou une variation d’un récit premier à la structure fondatrice, invariante et plus ou moins apparente, et dont on ne peut créditer le ou les auteur(e)s, perdus dans la nuit des temps.
En multipliant de nos jours les procès pour plagiat (là encore dans les cas où ceux-ci n’impliquent pas des auteurs vivants défendant l’exploitation de leurs créations) il y aurait une mise en danger du renouvellement de la création et une forme d’hypocrisie à vouloir établir et circonscrire une originalité, qui restera quoi que l’on dise toujours relative.

D’autant que de cet aspect du plagiat fait le bonheur de ceux généralement si prompts à crier au plagiat. A tel point que l’on pourrait parler d’économie du plagiat, voire de «plagionomie».  Si l’on prend par exemple la série Blake et Mortimer, les albums qui sont sorti depuis une vingtaine d’années peuvent être considérés comme de véritables plagiats (copies, imitations).  Mais réalisés de manière légale et encouragés par l’éditeur et/ou les ayant-droits, ils sont officiellement des suites, ou décrits par des euphémismes plus positifs comme : hommages, clins d’œil, références, inspirations, poursuites de l’œuvre, etc. Ce même éditeur des personnages créé par Jacobs n’hésitera pas à faire des procès à des auteurs dont il juge le travail trop proche de sa chasse gardée[3].

Le plagiat pourrait donc être considéré comme général. Il ne se définirait comme vol qu’en raison de lois relatives, récentes, parfois détournées de leurs fonctions premières (aider les auteurs à vivre de leur art.). Un aspect qui se retrouverait aujourd’hui exacerbé par la prégnance grandissante d’une idéologie du tout mercantile ; mais aussi par l’émergence de nouvelles techniques de reproduction et de diffusion à coût quasi nul, bousculant des monopoles et poussant dans ses retranchements des certitudes apparaissant de plus en plus dogmatiques[4].

Notes

  1. Dans son sens canadien, d’impôt pour les besoins du culte. Ne parle-t-on pas de plus en plus souvent de séries, albums, etc. cultes ?
  2. Renouvelées ou pas. Dans ce dernier cas ou peut jouer sur leur support de diffusion : formats des albums par exemple, ou adaptation à d’autres médias («crossmédia»).
  3. Cf. par exemple l’interdiction à la vente il y a une dizaine d’années des Aventures de Scott & Hasting de Frédéric Marniquet.
  4. Pour certains, l’émergence de l’Internet et des technologies numériques poserait la question de la mise en place d’un revenu de base ou autrement appelé salaire universel.
Humeur de en avril 2015