Their taylors are richer

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A l’occasion de la première profaçon de Blake et Mortimer, il y a presque vingt ans, le dernier du9 papier faisait dire en couverture à un des personnages de Jacobs : « Our taylors are rich ». Aujourd’hui, la boutade se vérifie dans les faits, dans le magazine hebdomadaire du quotidien conservateur Le Figaro, à l’occasion d’une prépublication en juillet dernier de la prochaine suite sans fin, prévue comme tous les deux ans pour une sortie définitive avant les fêtes, histoire de bien asseoir ce rituel consumériste.

Sans surprise, l’article égraine les habituels clichés sur la bande dessinée. Il y a des chiffres de ventes et de tirages exceptionnels, des dates anniversaire ou d’époques bénies et significatives, des difficultés d’entrepreneurs faites d’un « cahier des charges » à respecter, le style forcément « réaliste » mais « épuré », et les personnages « so british », « éternels » avec chacun un curriculum « brillant » largement détaillé, faisant de ces hommes de papiers des héros légitimes, une élite à l’amitié « virile » et aux habitudes tabagiques remarquables.

Bien entendu, on y présente aussi les profacteurs, pardon les créateurs, qui suivant la formule frisant l’oxymore ont « discrètement modernisé » la série. Le journaliste nous emmène chez l’un d’eux, André Juillard, dessinateur, dans son « atelier parisien » qui est « niché au cœur d’un îlot de verdure du XIIIe arrondissement ». Précision utile, car cet arrondissement n’est pas le XVIe et est plus connu pour ses tours. Croire que Juillard serait un manant serait une erreur. C’est un artiste, proche de la verdure, un original certes aux yeux conservateurs, mais ayant sa gentilhommière dans une rive gauche exotique et luxuriante qu’il a su explorer comme un héros de « bédé » pour y organiser son petit domaine.
Les photographies nous font profiter du lieu, nous font visiter l’intérieur de cette propriété où les gentlemen, restés simples néanmoins et virils comme leur personnages, montrent ce cabinet de curiosité, antichambre de la petite entreprise, boudoir de la profaçon. Bibliothèque, table à dessin, on assoie la crédibilité en même temps que les auteurs dans le canapé. La mise en scène de la table basse est parfaite : on y voit quelques albums de la série qu’un heureux hasard à placé là, ainsi que ce jouet de collection représentant les personnages dans une petite voiture jaune (comme celle de Oui-Oui) et que l’on retrouvera dans le dernier cliché de l’atelier quelques pages plus loin, comme si elle était autonome, venue là toute seule.
Clin d’œil, pointe d’humour, comprenons que Juillard et Sente sont comme les lecteurs du quotidien de Serge Dassault, ils ont gardé une âme d’enfant puisqu’ils aiment la « bédé » de quand ils étaient jeunes. Ils sont sympas donc, voire peut-être même prompts à la déconne (qui sait ?) malgré le style « réaliste » et leurs allures de « dignes héritiers ».

Après les pages saumon, les pages portraits hagiographiques et « Maison & déco », il manquait celles sur la « mode ». Les héros réifiés ne se définissant que par l’apparence, il fallait donc en cela faire appel à l’expert en costume du moment, à Julien Scavini, tailleur chic et cher du VIIe arrondissement. L’élégance des personnages qui vous aurait éventuellement échappée, se voit ici, à défaut d’être expliquée, précisée par la rationalité technique et le jargon de métier, confirmant in petto aux lecteurs dextrogyre du Figaro, que le monde est (comme la mode) un éternel recommencement et que l’avenir est bien avant le prêt-à-porter soixante-huitard[1]..
De manière plus générale, l’article insiste bien sur cette taille, ce fait-main qui fait le prochain Blake et Mortimer. Montrer qu’il n’est pas un produit industriel initié pour des raisons économiques, mais bien un artisanat fait d’amour du métier, de la tradition, etc. Plus l’album est profait, plus l’on met en avant la forme sur celle du fond. Plus c’est creux à l’intérieur, plus on habille l’extérieur de signes ou de marques pouvant légitimer actes et présence.
L’image reproduite en couverture confirme ce vide interne. Reproduite une seconde fois sans titraille en début d’article, elle est légendée « spécialement réalisée pour le magazine » (exclusivité) en précisant que les héros sont « en tenue de soirée » au cas où vous les auriez pris pour de jeunes mariés hipsters.

Notes

  1. On notera cette judicieuse publicité qui côtoie l’encart de Scavini, pour une chaîne de vêtement prêt-à-porter au chic anglais éternel et qui est « leader » depuis quasi la même année qui les suites profaites de B & M.
Humeur de en octobre 2016