Tout et Rien

de

En fin d’année, la fièvre des intégrales bat son plein depuis suffisamment de temps pour que l’on s’y soit habitué. Cycles de séries à succès, regroupement de celles dites limitées, ou rééditions d’autres aux ventes d’albums périclitant ou devenues indisponibles,[1] tout cela forme les trois principales catégories ou justifications de ce qui est désormais un pan non négligeable de l’édition de bandes dessinées.[2]

Suivant leur conception ou l’opportunité qu’ils affirment plus ou moins franchement, ces gros volumes deviennent moins des intégrales que des compilations, dont la motivation première est de rendre unique ce qui était multiple, offrant, au-delà d’un bénéfice de temps,[3] plus un gain de place et de poids si les albums à l’unité étaient cartonnés, qu’un réel gain à l’achat. Si l’œuvre est récente et si elle fait partie des deux premières catégories évoquées plus haut, le résultat reste généralement indolore. Quand il s’agit d’œuvres s’inscrivant dans l’histoire de la bande dessinée, la compile est beaucoup plus néfaste et révèle son aspect vite fait, de copier-coller légers facilité par la PAO.

Tout Tintin est emblématique d’une telle attitude. 1696 pages, du Pays des Soviets à l’Alph’art, le corpus tel qu’il a été défini depuis une bonne dizaine d’années par les éditions Moulinsart est ici présent au garde-à-vous. Broché, d’une taille inférieure aux albums traditionnels, ce produit[4] est lourd d’un papier aussi fin qu’il est saturé d’encre. Qui fera l’effort (pas que physique) de l’ouvrir, constatera que cette finesse rend de nombreuses pages illisibles, rapprochant certaines des visions provoquées par le prototype de télévision couleur du professeur Tournesol.
On remarquera aussi que cette compile a une double numérotation, la sienne[5] et celle des albums. Certains y verront peut-être là un respect de l’œuvre, puisqu’on y garde jusqu’à la numérotation originale et que tout cela sera bien utile aux lecteurs. Même en admettant qu’il y en ait pour cette grosse chose, je vois surtout dans cette présence en bas de page la preuve de ce copier-coller léger, incompétent ou peu scrupuleux, qui me rappelle la même marque de fabrique que pour la précédente compile hergéenne de l’année 2008, celle estivale des Aventures de Jo, Zette et Jocko. Par rapport à cette dernière, Tout Tintin est paradoxalement une nette amélioration, car on y trouve les couvertures des albums et cette numérotation doublée. Comme quoi le compilateur peut progresser. Au reste, même stratégie pour les couvertures des deux produits, faites de détails détourés et/ou grossis, pouvant être argumentés comme arty ou graphique par le moindre des copieurs-colleurs de service.
Tout cela est lamentable, épiphénomène de cette course minable d’un éditeur de plus en plus indigne de ce nom, ne cherchant désormais que les produits dérivés à moindre coût. Peut-être nos descendants auront-ils un jour la chance, quand l’œuvre d’Hergé sera enfin libre de droits, de pouvoir ouvrir une édition de Tintin digne de ce nom, où le plaisir de lire et celui de comprendre par divers commentaires et documents auront chacun la même place, où Tintin au Pays des Soviets et l’Alph’art seront perçus comme des documents sur la genèse d’une œuvre plutôt qu’artificiellement réduits à des aventures soi-disant comme les autres, etc.

Tout Tintin est le pendant luxueux (peut-être tendance) de ce qu’était le bottin usagé aux campagnes, un torche-cul en quadrichromie trouvant plus qu’une proximité avec les matières qu’il pourrait essuyer de fondements indélicats. Livre illisible, il n’est rien d’autre qu’un objet de fin d’année sans autre valeur que celle qu’il pourra éventuellement avoir dans quelques années, sur certains sites ou dans certaines salles de ventes. Vendre une boîte vide avec écrit dessus «Tout Tintin» serait certainement revenu au même et aurait fait gagner en légèreté, ce qui aurait été perdu en hypocrisie.
Oscillant entre simple placement et objet simpliste, cette chose n’a donc que deux fonctions : flatter l’éternelle petite spéculation «tintinophile», et garantir par son poids et sa forme, un «vrai cadeau» de fin d’année labellisé, à ceux qui n’ont jamais le temps ou le cœur d’y réfléchir.

Notes

  1. Voire des séries rendues moins rentables et gérables devant la pléthore d’albums qu’elles cumulent, de par leur longévité ou la productivité de leur(s) auteur(s).
  2. Il y a aussi la catégorie de l’auteur, mais qui serait moins une intégrale qu’une classique «œuvre complète». Moebius dans les années 70 chez les Humanoïdes Associés, Jijé, Chaland, etc. en seraient les exemples les plus connus.
  3. Moins d’albums à ranger, moins d’albums à fabriquer, moins d’albums à chercher, pas de risque de devoir attendre qu’un parmi tel cycle soit à nouveau disponible, etc.
  4. Je pourrai dire «truc» ou «machin», mais on m’a dit tout petit que c’était pas bien. Par contre, «produit» qui offre les mêmes possibilités d’imprécision (voire d’irréflexion) ne choque personne et son usage est même encouragé par les médias en général.
  5. En tout petits caractères et proche de la reliure
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Humeur de en novembre 2008