Vues Éphémères – Avril 2018

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« Les 100 pages qui ont fait la bande dessinée » : c’est ainsi que s’intitule (en anglais dans le texte) cet article mis en ligne sur le site Vulture la semaine dernière, appuyant cette promesse fracassante d’une liste de contributeurs émérites[1]. Sans surprise, c’est via les réseaux sociaux que j’ai découvert cette liste : la liste semble être devenue une sorte de passage obligé de bien des sites pour attirer le lecteur curieux. En effet, de par sa nature même, la liste appelle l’engagement ou le débat : on compte (tu en as lu combien, toi ?), on commente (mouais, pas d’accord sur ce choix) et on critique (pas possible qu’ils ait oublié untel !). Mais surtout, on partage.
En bon élève, je me suis donc acquitté de mes devoirs : j’ai compté (43), j’ai commenté (beaucoup de super-héros là-dedans), et j’ai critiqué (impasse totale sur les productions autre que nord-américaines ; focalisation sur les « floppies » au détriment des strips, comme Little Nemo, Krazy Kat, Gasoline Alley, Peanuts ou encore Calvin & Hobbes ; oubli coupable de planches essentielles comme « A short story of America » de R. Crumb). Et bien sûr, j’ai partagé.

Il n’y a là rien qui me semble absolument spécifique à la bande dessinée : ce genre de « collection culturelle » envahit bien des domaines, que ce soit le cinéma, la musique ou littérature. La liste serait un peu le degré zéro de la critique, visant autant à asseoir la position de celui/celle qui la propose qu’à constituer une sorte de corpus de référence. En témoigne d’ailleurs ce recours systématique à des nombres symboliques et évocateurs d’une multitude inépuisable :
100 BD Indispensables (Hors-série Les Inrocks, 2008) / Le Guide des 100 bandes dessinées incontournables, Christophe Quillien (Librio, 2008) / Romans graphiques – 101 propositions de lectures des années soixante à deux mille, Joseph Ghosn (Le mot et le reste, 2009) / « 50 BD essentielles », in Un siècle de BD (Hors-série Lire, 2012) / Les 1001 BD qu’il faut avoir lues dans sa vie, Paul Gravett (Flammarion, 2012) / 150 BD Indispensables (Hors-série Les Inrocks, 2015) / etc.
Peut-être plus pour les autres domaines, il s’agirait aussi d’affirmer pour la bande dessinée une forme de légitimité, dans la démonstration de sa richesse, chiffres à l’appui.

Là où la liste de Vulture se démarque, c’est de vouloir mettre en lumière non pas des œuvres complètes, mais de s’attarder sur des planches isolées. On notera que, de ce côté-ci de l’Atlantique, Vincent Bernière s’est fait un peu le « spécialiste » de cette approche, puisqu’il a dirigé deux hors-série de Beaux Arts reprenant le procédé : Les 100 plus belles planches de la BD érotique (2015) et Les 100 plus belles planches de la bande dessinée (2016)[2].
En parcourant la sélection américaine, on constate la variété des critères venant justifier que l’on s’arrête sur telle ou telle planche : première apparition d’un personnage emblématique, tournant narratif majeur, chute fracassante… ou, en désespoir de cause, la couverture inaugurant telle ou telle série. On relèvera deux cas particulier : All-American Men of War No.89 (1962), qui doit sa sélection à l’emprunt qu’en fera Roy Lichtenstein dans l’une de ses toiles les plus emblématiques (et donc controversées) ; et Zap Comix No.1 (1968), dont le « Keep on truckin’… » va rapidement devenir une icône, ne conservant qu’un lien ténu avec la bande dessinée.

Ce choix d’isoler une planche en particulier m’apparaît donc comme très discutable — et dans beaucoup de cas, assez artificiel, puisque la planche en question sert principalement de résumé (ou de moyen d’évocation) du récit auquel elle appartient. Le procédé est d’ailleurs similaire à ce que l’on peut constater lorsqu’il s’agit d’aller séduire le monde de l’Art[3] : la planche (surtout originale) présente toutes les caractéristiques qu’il a l’habitude de valoriser — autonomie et unicité de l’objet, bien loin de cette multiplicité (regrettable) qui est généralement le lot des albums imprimés.
Sans surprise, c’est ainsi un tiers de la sélection de Vulture (33 sur 100) qui est constituée de planches où ne figure qu’une seule image, illustrant ce que l’on pourrait appeler la « tentation du tableau ». Il faut rappeler que la première grande exposition consacrée à la bande dessinée en 1967, la fameuse « Bande Dessinée et Figuration Narrative » qui s’était tenue au Musée des Arts Décoratifs à Paris, s’était attachée à mettre en avant des cases ou extraits de case, afin d’en valoriser le caractère artistique. Déjà, ce n’était que par fragments que la bande dessinée pouvait prétendre accéder à une forme de reconnaissance.

Au final, on peut se demander si cette approche n’illustrerait pas cette difficulté récurrente à expliquer ce qui fait la « magie » de la bande dessinée — cette riche mise en interaction d’éléments à la fois coexistants et séquentiels, graphiques et textuels, figuratifs et poétiques — et dont on chercherait à identifier le lieu précis où elle se produit… sans prendre conscience que cet isolement vient précisément rendre invisible ce que l’on voulait mettre en lumière.

 

Notes

  1. Soit Abraham Riesman, Heidi Macdonald, Sarah Boxer, Jeet Heer, Fred Van Lente, Brian Cronin, Charles Hatfield, Christopher Spaide, Joshua Rivera, Klaus Janson, Mark Morales et Richard Starkings.
  2. L’exposition « Cent pour Cent », tenue en 2010 au Musée de la Bande Dessinée d’Angoulême, relevait d’un concept sensiblement différent : cent planches des collections du Musée se voyaient ainsi revisitées par des auteurs contemporains. L’ensemble ne visait donc pas à produire un corpus de référence, mais plus à établir des passerelles entre différentes générations d’auteurs.
  3. Pour son versant commercial bien sûr — ainsi, le record de ventes pour un original d’Hergé est à ce jour l’illustration des pages de garde des albums de Tintin, adjugée à 2,6 millions d’euros en mai 2014.
Humeur de en avril 2018