Vues Éphémères – Avril 2020

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Alors que nous sommes tous englués dans ce confinement qui dure, difficile de réaliser qu’il y a à peine quatre mois (autant dire, il y a une éternité), le rapport Racine était enfin publié. C’était le 22 janvier dernier, et chacun y allait de sa déclaration, soulignant par la vigueur des réactions combien le fameux rapport avait (probablement) touché un point sensible.
Parmi les voix qui s’étaient exprimées sur le sujet, il y en avait une qui avait attiré plus particulièrement mon attention : celle de Vincent Montagne, Président de Média-Participations et actuel Président du Syndicat National de l’Edition (SNE). Il avait tout d’abord accordé un entretien aux Echos (le 4 février), puis avait répondu aux questions de France Inter (le 12 mars). Et voilà que tout récemment, il prenait à nouveau la parole dans Livres Hebdo (le 23 avril) pour évoquer la situation du secteur en temps de pandémie. Trois entretiens espacés sur moins de trois mois, trois temps pour aborder le marché du livre, trois occasions enfin pour affirmer une vision cohérente et, il faut le reconnaître, sans grande surprise.

Ainsi, pour Vincent Montagne, l’industrie du livre repose sur « une économie du succès », régie par la loi de l’offre et de la demande. Exit le culturel, le livre est ramené à un simple produit qui se vend (ou pas) — on discuterait de yaourts que le discours ne serait pas différent. Il y a « des secteurs qui explosent », « d’autres qui baissent significativement », et enfin « des secteurs entiers de l’édition qui ont disparu sans bruit » (Les Echos). Et tout cela repose uniquement « sur le succès, qui est aléatoire et imprévisible. » (Livres Hebdo)
Présenté ici comme « allant de soi », ce portrait de l’édition n’est pourtant pas partagé par tous — certains regrettant justement ce virage pris par le secteur. Ainsi, dans L’édition sans éditeurs, André Schiffrin faisait ce constat très éloigné de la vision du SNE : « Jusqu’à une époque récente, l’édition était fondamentalement une activité artisanale, souvent familiale, de petite échelle, qui se satisfaisait de modestes profits provenant d’un travail qui était encore en liaison avec la vie intellectuelle du pays. »

S’il faut aller un peu plus dans le détail, pas de problème : « Pour schématiser sur 10 titres, vous en avez un dont l’auteur va très bien gagner sa vie, deux ou trois qui arrivent à équilibrer et cinq ou six avec lesquels l’éditeur perd de l’argent. » (France Inter) On admirera la petite pirouette rhétorique qui permet de mettre en balance d’un côté « l’auteur [qui] va très bien gagner sa vie », et de l’autre « l’éditeur [qui] perd de l’argent », et qui est assez récurrente dans le discours de Vincent Montagne[1], qui n’hésite pas à affirmer : « La variable d’ajustement, c’est l’éditeur. Il fabrique beaucoup de livres à perte, et il se rattrape sur quelques livres qui sont des grands succès. » (France Inter)
C’est là une histoire bien connue, que les éditeurs aiment raconter — et pourquoi pas, puisqu’elle leur donne le beau rôle d’une sorte de bienfaiteur désintéressé, faisant passer le bien des auteurs avant le sien. Sauf que la réalité est sensiblement différente, les « livres à perte » constituant les ratés d’une machine visant à la production de titres rentables.

On ose dire que les auteurs ne seraient pas assez payés ? Que nenni, réplique le président du SNE : « L’édition réalise 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires global. 450 millions sont reversés en droits d’auteur aux auteurs, ce qui représente donc plus de 11 % de ces revenus. Si vous ramenez ce chiffre aux revenus des éditeurs seuls, autrement dit au chiffre d’affaires net des éditeurs, à savoir 2,7 milliards d’euros, cela représente environ 17 %. C’est une part importante. » (Les Echos) Pas de chance, les journalistes des Echos n’ont pas eu la présence d’esprit de lui demander ce qu’il en était des 83 % restants, qui représentent à mon sens, pour reprendre ses mots, « une part importante ».
Plus encore, souligne Vincent Montagne, « l’auteur est un créateur qui constitue aussi un patrimoine puisqu’il reste propriétaire de ses droits » — et précise même que « en bande dessinée, il y a une rémunération relativement importante pour qu’il puisse faire son travail. » Précision faite, il s’agit des à-valoir sur les droits d’auteurs, « mais pas ceux de 2 000 à 3 000 euros que l’on trouve en littérature. En BD, cela peut monter à 10 000 euros. » (France Inter) Peu importe la somme : en aucun cas il ne s’agit d’une rémunération accordée à l’auteur pour la création (qui lui appartient en plein, ce fameux patrimoine que Vincent Montagne semble regretter), mais seulement une avance sur la rémunération de l’exploitation de la création en question… avance que l’éditeur se remboursera sur les ventes.

Mais alors, comment expliquer la situation critique dont se plaignent les auteurs ? C’est tout simple : « Le problème est que les auteurs sont un peu trop nombreux. » (France Inter) Vincent Montagne est formel, « on est passé en moins de 25 ans de 500 nouveautés à 5000 » (Les Echos, France Inter) pour la bande dessinée. D’où cette conclusion sans appel : « Il n’a jamais été aussi facile d’être édité pour un auteur et d’être lu. » (Les Echos) … à moins que : « Il n’a jamais été aussi facile pour un auteur d’être publié… et jamais aussi difficile pour lui d’être lu. » (France Inter) Peu importe, finalement — la conclusion reste la même : « il faut quitter cette illusion que tout le monde peut vivre de son art : c’est le succès qui fait l’auteur. » (France Inter) D’ailleurs, « tous les auteurs qui percent sont payés au-delà de 10 % du prix public. » (Les Echos) Traduction : n’est auteur à ses yeux que l’auteur à succès.

Pas question d’ailleurs de généraliser cette situation : « Payer un auteur systématiquement 10 % du prix du livre reviendrait à amoindrir la production éditoriale et donc à publier beaucoup moins d’ouvrages… » (Les Echos) C’est là que le bel argumentaire commence à montrer des failles — parce que si (comme Vincent Montagne l’affirme) les auteurs « qui percent » dépassent déjà ce seuil, et que les autres ne remboursent pas leurs avances sur droit, le choix d’un seuil minimum de 10 % de droits d’auteur ne devrait pas avoir d’impact sur la trésorerie des éditeurs[2]. Et donc aucune raison pour eux de réduire la voilure. Sauf si l’augmentation du nombre de nouveautés avait mécaniquement baissé le pourcentage de droits d’auteur moyen, et par conséquent permis aux éditeurs de dégager une marge plus conséquente — en profitant, par exemple, des performances d’auteurs-qui-percent qui seraient payés en-deçà des fameux 10 %[3].
Oui, mais voilà : « Le partage de la valeur voudrait dire le partage du risque et donc, c’est une question compliquée » (France Inter) avant de préciser plus loin : « celui qui finance la création, qui fait qu’un livre existe, prend un risque. C’est le rôle de l’éditeur. » Rappelons une fois de plus que les avances sur droits accordée par les éditeurs à l’auteur ne sont pas un financement — c’est un prêt, qui est remboursable. Techniquement (et cette nuance a son importance), l’éditeur accorde une avance sur l’exploitation de la création. Mais outre ce raccourci qui illustre une certaine vision de la relation liant éditeur et auteur, Vincent Montagne s’applique à présenter une vision particulièrement fallacieuse de cette « question compliquée », qui en réalité est toute simple : on a d’un côté un auteur, dont les revenus dépendent du succès hypothétique d’un seul livre (succès qui, rappelons-le, est « aléatoire et imprévisible ») ; et de l’autre un éditeur, qui mutualise sa prise de risque sur plusieurs livres, et multiplie donc d’autant ses chances d’avoir, dans le lot, l’un de ces grands succès qui rattrapent le reste.

D’ailleurs, il y a beaucoup d’autres raisons avancées pour justifier cette inflation du nombre de nouveautés. Par exemple, « Les éditeurs ont accepté d’éditer un peu plus pour compenser la baisse du nombre de lecteurs. » (France Inter) Encore une fois, on présente les éditeurs comme des chevaliers blancs prêts au sacrifice pour les auteurs nécessiteux, mais la réalité que décrit cette phrase est toute autre : afin de maintenir ses revenus dans un contexte de diminution du nombre de lecteurs, un auteur devrait sortir plus de livres ; l’augmentation des sorties par l’éditeur, en multipliant le nombre d’auteurs (fléau reconnu plus haut) ne change en rien la situation individuelle de ces auteurs (dont le nombre de lecteurs diminue), mais bénéficie bien à augmenter la masse des ventes de l’éditeur. On imagine donc combien il a été facile de leur faire « accepter » un tel sacrifice[4].
A moins que tout cela ne soit pas une question de gros sous, mais plutôt de sentiment : « [La surproduction] est la conséquence d’une forme d’affect dans la relation entre un éditeur et un auteur. Quand un éditeur croit à un auteur, il a envie de le lancer, de le promouvoir. Il s’instaure une relation personnelle, un peu irrationnelle entre les deux. » (France Inter) Que voulez-vous, en amour, on ne compte pas.

D’ailleurs, souligne Vincent Montagne, « L’Etat, et notamment le ministère en charge des Affaires sociales, a une grande part de responsabilité dans la colère qui s’exprime chez les auteurs. » (Les Echos) Une manière de dire, une fois de plus, que les éditeurs n’y sont pour rien dans une situation dictée par l’ordre des choses et cette « économie du succès ». Quant au rôle de l’Etat, on préfère qu’il se cantonne à « revenir aux fondamentaux » plutôt que de vouloir intervenir dans la relation auteur-éditeur : « Il faut que le plan Riester accentue les efforts sur la formation à la lecture. » (France Inter), et plus récemment : « Le ministère de la Culture a l’idée d’accompagner le redémarrage de la chaîne du livre par une campagne de promotion de la lecture à la radio et sur les réseaux sociaux. C’est une idée que je soutiens et dont nous devons discuter les modalités avec les éditeurs. » (Livres Hebdo)[5]
A moins que les éditeurs n’aient, eux aussi, un rôle à jouer : « Il faut donc que les éditeurs apprennent à mieux à mieux maîtriser leur production. Les éditeurs doivent être plus exigeants, plus sélectifs. » (France Inter) C’est, avec la confession de l’aspect irrationnel de la relation auteur-éditeur, la seule fois où l’on voit poindre l’ombre d’une responsabilité. Et ô surprise, au détour d’une phrase lâchée par inadvertance, on découvre enfin que les éditeurs, peut-être, pourraient avoir leur mot à dire dans l’histoire.

Notes

  1. Par exemple, tiré du même entretien (France Inter) : « Les auteurs, les libraires, les diffuseurs, les distributeurs sont rémunérés proportionnellement aux ventes. Plus il y a de ventes d’un livre et plus ces catégories de personnes touchent de l’argent. Quand un livre explose, la rémunération des auteurs, explose. » On notera l’absence surprenante de l’éditeur dans la liste des personnes rémunérés proportionnellement aux ventes…
  2. On est d’ailleurs en droit de se demander si, au-delà de ce chiffre des 10 %, ce ne serait pas simplement l’idée d’une mesure globale qui en coûte à Vincent Montagne, qui réaffirme à plusieurs reprises le besoin de réponses au cas par cas :
    « La solution à apporter est différente à chaque fois. » (Les Echos) ; « il faut le faire en tenant compte de la spécificité de chaque secteur éditorial. » (Les Echos) ; « Il n’y a aucune réponse globale : chaque secteur a ses spécificités dont il faut tenir compte » (Livres Hebdo).
  3. L’étude « auteurs » réalisée par les Etats Généraux de la Bande Dessinée en 2016 situait à 8,6 % la moyenne des plus hauts taux de droits d’auteur dans les contrats signés sur les cinq dernières années par les répondants. Le troisième quartile était à 10 %, signifiant qu’un quart des auteurs seulement étaient au-delà de ce seuil.
  4. Le même genre de retournement logique se retrouve dans ce passage quasi-surréaliste du même entretien (France Inter) : « Pour qu’un scénariste et un dessinateur conçoivent une BD, il faut du temps. […] Les éditeurs vont avancer des sommes d’argent assez conséquentes qui vont lui permettre de faire ce travail et de vivre pendant ce temps-là. Cela explique aussi pourquoi il y a beaucoup d’éditeurs. » Ou comment un plus grand nombre d’auteurs entraînerait une génération spontanée d’éditeurs désireux de leur avancer des fonds.
  5. Face à la pandémie et aux conséquences du confinement, Vincent Montagne attend également un coup de pouce financier (Livres Hebdo) : « Il faut travailler à un plan d’exonération de charges et, à plus long terme, un grand plan ambitieux de relance jusqu’à ce que l’ensemble du secteur se remette à flot, qu’il s’agisse des éditeurs, des libraires et des auteurs. […] Il est vital de déployer un plan de relance de l’ordre de 8 à 10 milliards d’euros pour éviter un désastre économique. »
Humeur de en avril 2020

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