Vues Ephémères – Décembre 2007

de

La stratégie du grand écart

Ca y est, depuis Mardi dernier, c’est officiel. Le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême a désormais son programme, ses invités et sa sélection. Cinquante et un jours avant le début des hostilités, les choses se précisent, avec une volonté réaffirmée de promouvoir la bande dessinée dans son ensemble — et ce beau credo affirmé et répété, de « rester un point de rencontre entre les auteurs, les éditeurs et le public ».[1] Et de conclure cet édito enflammé en précisant que « le Festival compte assurer son développement et son rayonnement […] en suscitant les échanges pour que la création du 9e art élargisse le cercle de ses rencontres ». Et tout cela, « entre amis, en famille ».
C’est sans doute pour cela que l’on évoquera à peine les histoires de gros sous. Si l’on trouve bien une page qui évoque « Le Festival au service de l’économie de la bande dessinée » (juste avant l’avant-dernière page consacrée à la billetterie), il n’y est encore question que de rayonnement et de valorisation. Tout juste les problèmes de circulation dans les Bulles liées aux dédicaces seront-ils évoqués rapidement à l’oral, avant de revenir sur la convivialité d’une implantation de retour au centre-ville. Se réclamant « instrument de légitimation de la bande dessinée comme pratique culturelle majeure », le FIBD peine à reconnaître qu’il est avant tout un espace de commerce, de rencontre entre les auteurs, les tiroirs-caisses des éditeurs et le public.
Pourtant, la réalité des choses est implacable : deux cent mille visiteurs sur quatre jours, soit quelque chose comme cinquante mille personnes arpentant quotidiennement le pavé charentais. Et pourtant. Pourtant, les trois manifestations mises en avant dans la présentation ne regroupent qu’une poignée de personnes : les rencontres internationales (et leurs 300 places), les rencontres dessinées (dans un amphi de 200 places au grand maximum) et les concerts de dessins (limités à 700 places, et dont l’entrée n’est pas couverte par le billet du Festival). Au mieux, sur quatre jours, ce serait donc sept mille personnes qui auraient la possibilité de participer à ce « moment privilégié d’échanges entre les créateurs et le public du Festival » — soit 4 % des visiteurs dans l’hypothèse la plus optimiste. De ce que vont faire les 96 % qui restent, il ne sera rien dit.

Ce grand écart spectaculaire entre une image culturelle revendiquée et la réalité des stands discrètement assumée se retrouve aussi dans la fameuse Sélection Officielle.[2] Difficile de trouver une cohérence dans une liste qui met ensemble le dernier XIII signé Giraud et l’imposant L’autre fin du monde d’Ibn Al Rabin, le dernier Adèle Blanc-Sec et L’Eléphant d’Isabelle Pralong, la série Death Note et Le Journal d’une Disparition d’Azuma Hideo. D’accord, il s’agit de « fédérer plutôt que diviser », mais cette fédération semble avoir été faite plus pour contenter tous et toutes que résultant d’une ligne éditoriale claire.
Le problème devient encore plus épineux lorsque l’on découvre les nouvelles ambitions attachées à cette sélection : non plus seulement liste de candidats aux prix,[3] mais également désormais ambassadrice de la bande dessinée. En effet, fort du soutient de ses nouveaux partenaires, la Fnac et la SNCF, le FIBD cherche à « accroître l’audience et la diffusion de la bande dessinée dans toute sa diversité, en l’ouvrant à de nouveaux publics », et pour cela il s’agit de « permettre à la Sélection Officielle […] d’être vue, connue et appréciée du plus grand nombre ». L’effort est louable, admirable et intéressant. Mais construit-on de la même manière une liste pour découvrir et une sélection de nominés ? Peut-on vraiment aller chercher de nouveaux lecteurs avec le dernier tome d’une série qui en compte 19 ? Et ce, sans même mentionner le besoin de ménager les différents grands éditeurs, soucieux de valider leurs efforts (et investissements) marketing par la caution culturelle d’une nomination ou d’un prix.
Par essence, toute sélection résulte d’un certain nombre de compromis et de partis-pris, et chacun peut y aller de son avis et de ses récriminations. Mais à trop vouloir la charger d’ambitions diverses, cette Sélection Officielle finit par n’en atteindre aucune, et ne signifie plus grand’chose — tout à la fois sélection artistique sans cohérence, introduction franchement bancale, représentation œcuménique largement incomplète. A l’image des années passées, on ne s’étonnera guère d’en obtenir un palmarès qui suscite l’incompréhension des uns ou des autres…

Alors que le Festival International de la Bande Dessinée s’enorgueillit de fêter sa 35e édition, on le trouve écrasé par le poids des enjeux et l’ampleur de la manifestation. Devenu par la force des choses le principal fer-de-lance de toute une industrie, il est désormais porteur de toutes les attentes, et de tous les désirs les plus contradictoires. Mais après un édito qui trouve « rassurant de constater que l’événement […] rencontre un succès grandissant », on peut regretter que l’organisation ne s’autorise pas un peu plus de risques en affirmant une ligne éditoriale, préférant se réclamer fédératrice alors qu’elle n’est que consensuelle. A ne pas savoir choisir entre une approche artistique et la célébration des succès de librairie, Angoulême hésite et se contente de s’acheter une bonne conscience.

Les sorties de Décembre 2007
Ami lecteur, lectrice mon amour, retards, décalages et Angoulême imminent viennent compléter une mise en magasin déjà entérinée en Novembre, et le programme de sortie de nos amis éditeurs pour le mois de Décembre se retrouve effroyablement désert, tout du moins sur le Vieux Continent.

Versions Originales
Gerry Duggan & Phil Noto – Infinite Horizon #1 – Image
Harvey Pekar & Gary Dumm – Students For A Democratic Society : A Graphic HistoryHill & Wang
Ellen Forney – Lust : Kinky Online Personal Ads From Seattle’s StrangerFantagraphics Books
Brian Wood & Davide Gianfelice – Northlanders #1 – DC/Vertigo
Sammy Harkham – Crickets #2 – Drawn & Quarterly
Willie Patterson & Sydney Jordan – Jeff Hawke : OverlordTitan Books
mpMann & A. David Lewis – Some New Kind Of Slaughter #1 – Archaia Studios
Jason Lutes – Berlin #14 – Drawn & Quarterly
Ben Towle – Midnight SunSlave Labor Graphics

Collectifs
Angst : The Best Of Norwegian ComicsJippi Comics
The Best Erotic Comics of 2008Last Gasp
LifelikeIDW
MOME Vol 10 – Fantagraphics Books

Revues
The Comics Journal #287 – Fantagraphics Books

Requiescat in Pace
Paul Norris (93 ans), dessinateur et co-créateur avec Mort Weisinger du personnage d’Aquaman (DC Comics).

Revenons à l’Essentiel
Pour être tout à fait honnête, le grand écart souligné plus haut n’est pas nouveau — et ses raisons dépassent sans doute la portée de ce que l’organisation du FIBD peut réellement faire. On touche là au problème plus profond de la valorisation de la bande dessinée en général, qui échoit par défaut à Angoulême, et qui n’évoluera pas tant que les médias ne changeront pas leur regard sur ce qui n’est pour eux qu’une lubie saisonnière.
Dans cette optique, l’idée de mettre en avant une Sélection Officielle débarrassée de catégories obsolètes et devenant liste de lecture et de découverte n’est peut-être pas la plus mauvaise. Et au-delà de choix discutables et de quelques oublis (et sans vouloir absolument y chercher les preuves de quelque machination mal intentionnée), le fait reste que, au final, cette Sélection regroupe quand même du beau monde. Et avec un an de recul, il faut reconnaître que la plupart des « Essentiels » de la dernière édition portent bien leur nom…

Notes

  1. Toutes les citations de cet article sont tirées du dossier de presse.
  2. Au passage, si le message martelé par les médias depuis plus d’un an a été entendu, au vu du grand nombre de manga cités, on notera que le comic-book américain le moins alternatif est le grand oublié de ce cru 2008, et ce malgré des sorties remarquables.
  3. Dont un prix décerné par le public, ce qui entretient insidieusement l’idée que le jury pourrait faire un choix élitiste et éloigné des goûts du sacro-saint public. On se souvient des émois retentissants en début d’année suite à la récompense décernée à NonNonBâ, jugé sans doute trop peu accessible. Pas de chance, Benoît Mouchart indiquait dans Sud-Ouest (édition du 28 Janvier 2007) que NonNonBâ avait terminé dans le tiercé de tête du public, finalement plus ouvert et aventureux que l’on voulait bien l’imaginer…
Humeur de en décembre 2007