Vues Éphémères – Janvier 2020
Le Festival d’Angoulême ouvre ses portes demain ou presque, et comme le veut la tradition, Livres Hebdo se fend de son dossier annuel sur le marché de la bande dessinée. Et, de la même manière que les médias s’enthousiasment devant les scores réalisés par le dernier Astérix (1,57 million d’exemplaires), il est fort à parier qu’ils vont également s’extasier devant les estimations de GfK pour l’année 2019 en France : 48,2 millions d’exemplaires vendus (en progression de 10,9 % par rapport à l’année précédent), pour 554,3 millions d’euros (+9,1 %). Il faudra probablement s’attendre à voir resurgir cette « santé insolente » du « bon élève de l’édition », sans aller chercher plus loin que ces chiffres.
On reconnaîtra combien peut paraître paradoxale cette année record, dans le contexte actuel de revendication des auteurs autour de leur paupérisation inquiétante, et quelques jours après la publication du Rapport Racine (qui va, je l’espère, continuer de faire couler beaucoup d’encre, et déboucher sur des mesures concrètes). Mais c’est justement en venant questionner ces chiffres, et en essayant d’en dévoiler la réalité qu’ils dissimulent, que l’on peut apporter quelques éléments d’éclaircissement.
1/ Cette progression en valeur (+9,1 %), c’est quand même bien, non ?
Indéniablement, c’est bien. Mais (faut-il le rappeler) 2019 était une année « Astérix », et cette progression est donc dopée par les 1,57 millions d’exemplaires vendus par le dernier opus signé Ferri/Conrad (et grâce à une campagne marketing omniprésente). De fait, le marché présente un fonctionnement « en escalier » depuis 2013 et la sortie de Astérix chez les Pictes : évolution positive approchant les deux chiffres les années impaires, marché quasi-stagnant les années paires. Il faut donc extraire Astérix de l’équation. Un petit calcul plus tard, l’image qui en ressort montre un marché stagnant en 2014 (+0,8 %), suivi de cinq années de progression nette autour de +5,7 % en moyenne. Plus modeste, mais plus pertinent à commenter également.
Année | Marché | Hors A | Evol° | Hors A |
---|---|---|---|---|
2013 | 417 | 404 | – | – |
2014 | 409 | 408 | -2.0 % | +0.8 % |
2015 | 459 | 442 | +12.2 % | +8.5 % |
2016 | 458 | 457 | 0.0 % | +3.4 % |
2017 | 499 | 484 | +8.9 % | +5.8 % |
2018 | 508 | 507 | +1.7 % | +4.8 % |
2019 | 554 | 539 | +9.1 % | +6.3 % |
2/ Mais on bat des records, c’est quand même bien, non ?
Alors oui, le marché n’a jamais été aussi haut, que ce soit en volume ou en valeur. Par rapport à 2005 (année de parution du dernier Astérix signé Uderzo), on enregistre une progression de +12,8 % en volume, et de +39,0 % en valeur. Mais il faut remettre en perspective ce dernier chiffre, puisque l’estimation du marché en valeur est en euro courants, et qu’il faut donc prendre en compte l’inflation. Hors inflation, la belle progression tombe à +14,3 % sur 15 ans.
Mais en 15 ans, la manière de vendre le livre a évolué, avec en particulier la monté d’Internet. La répartition des ventes par canal de distribution (que l’on trouve dans les Chiffres-Clés du livre publiés annuellement par le Ministère de Culture) montre un phénomène étonnant : le remplacement progressif de la vente par correspondance et des clubs par l’achat sur Internet, dans un contexte où l’équilibre entre vente à distance et vente en magasin reste globalement inchangé. Or, GfK base ses estimations du marché sur l’ensemble des points de vente physiques plus Internet. En 2005, cela représentait 74,5 % du marché global du livre neuf ; en 2018 (derniers chiffres disponibles à date), on est passé à 87,5 % de couverture.
Il y a là un angle mort du suivi du marché qu’il serait bon d’analyser — car dans le cas où la bande dessinée serait « un livre comme les autres », ce ne serait pas +14,3 % de progression en 15 ans qu’il faudrait considérer, mais plutôt un recul de -2,7 %. Aïe.
3/ Mais en volume, ce sont quand même des records, non ?
48,2 millions d’exemplaires vendus, même avec le coup de pouce d’Astérix, c’est en effet largement au-dessus de ce que le marché a jamais connu. Mais à nouveau, le diable est dans les détails : si l’on écarte le manga, sur lequel je vais revenir juste après, ce sont environ 29,1 millions d’albums vendus en 2019… mais en-deçà des 29,8 millions d’albums de 2005 (les deux années étant des années « Astérix »). Ne boudons quand même pas notre satisfaction : hors Astérix, les albums sont plutôt à la hausse, mais c’est après avoir touché le fond en 2012 (avec à peine 24 millions d’exemplaires vendus).
Si le marché global bat des records, c’est avant tout grâce au manga, qui enregistre de très loin son meilleur score, à plus de 19 millions d’exemplaires vendus en 2019 (ou +47,3 % de progression en volume en 15 ans). La période de transition correspondant au rattrapage puis à la fin de Naruto et de Fairy Tail a été digérée, et le segment peut désormais s’appuyer sur un plus grand nombre de locomotives : en 2014, seuls One Piece, Naruto et Fairy Tail apparaissaient dans le Top 50 des meilleures ventes (chacun avec au moins 5 volumes) ; en 2019, Dragon Ball Super, One Piece, My Hero Academia, The Promised Neverland et One-punch Man y sont présents (chacun avec 3 à 5 volumes). Et depuis 2014, le manga progresse ainsi en moyenne de 11 % en valeur, et représente en 2019 près de deux bandes dessinées vendues sur cinq (39,6 %) et plus d’un quart (26,2 %) du chiffre d’affaires global. Pour la santé du marché, c’est préoccupant : le principal levier de croissance correspond à un investissement sur une production que l’on ne contrôle pas, avec des partenaires qui sont aussi parfois des concurrents.
Pour aller plus loin, il me faudrait plus de chiffres à analyser, mais aussi plus de temps. Affaire à suivre, une fois qu’Angoulême sera passé.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!