Vues Éphémères – Juin 2015

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Le 11 juin, il y a quelques semaines, est sorti le deuxième tome de L’Arabe du futur de Riad Sattouf, publié aux éditions Allary. Rappelons que le premier tome, paru le 7 mai 2014, avait été couronné d’un Fauve d’Or du meilleur album (récompense suprême) lors du dernier Festival d’Angoulême. Mais vous savez sans doute tout cela — après tout, on peut dire que la presse s’est mise en quatre pour couvrir l’événement. Jugez plutôt (liste probablement non exhaustive) :

08 juin – RTL (chronique)
10 juin – 20 minutes (article), Les Inrocks (entretien + couverture du magazine), Canal Plus (invité)
11 juin – L’Obs (article), Europe 1 (chronique), France Inter (chronique), France TV Info / Culturebox (chronique), BFMTV (chronique), Le Figaro (article)
12 juin – Libération (portrait), Le Figaro (portrait), Libération.fr (vidéo), RMC (invité)
13 juin – France 3 (chronique)
14 juin – France 24 (article), Ouest France (article), Le Point (article)
15 juin – Les Echos (article), France Musique (invité), Le Figaro (article sur les ventes)
18 juin – Télérama (article), Le Monde (article), Le Parisien (article), Europe 1 (invité), France Inter (invité), Canal Plus (invité), Le Parisien (article sur les ventes), Ouest France (article sur les ventes), France TV Info / Culturebox (article sur les ventes), Le Point (article sur les ventes), L’Express (article sur les ventes)
19 juin – Les Inrocks (entretien)
20 juin – Paris Match (article)
… soit au bas mot, une bonne trentaine d’articles/chroniques/entretiens en moins de deux semaines, et ce, hors presse spécialisée. Respect.

A chaque fois ou presque, on s’applique à détailler les éléments qui comptent — égrenant religieusement les ventes du premier tome (200 000 exemplaires), ses traductions (15 langues), le tirage et la mise en place du deuxième tome (respectivement 100 000 et 75 000 exemplaires), avant de conclure par le retirage du premier pour l’occasion (15 000 exemplaires). Comme le résume si bien Le Figaro, c’est là « une farandole de chiffres impressionnante », notant que « le second tome des aventures du petit Riad […] semble s’engager sur la même voie du succès fracassant ».
Comme l’écrivait déjà Barthélémy Schwartz il y a près de trente ans dans les pages de Dorénavant : « Tout le monde sait que les journalistes ne parlent que de ce qui est connu parce que le public ne connaît que ce dont on parle. »[1] Et d’observer ainsi combien la presse, plutôt que de jouer un rôle de découvreur, se limite désormais à être une caisse de résonance, comme si elle espérait grappiller pour elle-même une part du succès des ouvrages dont elle se fait le simple relais.

On constate ainsi de plus en plus des engouements successifs qui se cristallisent autour d’un unique titre : ainsi, le mois de mai avait été celui de la Catharsis de Luz (sorte de point d’orgue aux attentats de Charlie Hebdo), qui avait connu un traitement similaire. Et sans remettre en question la qualité de ces deux ouvrages, on ne peut que s’interroger sur les raisons d’une telle unanimité éditoriale.
Dans son excellent texte « Dix ans de platitudes »[2], Jean-Christophe Menu dénonçait récemment la « dictature du pitch » : « Exactement comme pour le roman au succès potentiel de la rentrée littéraire, il faut un pitch, d’où le succès des reportages (à risque, de préférence), autofictions, biopics, sujets de société… Le « roman graphique » tel qu’il se présente dans le paysage des médias et de la librairie est maintenant tributaire d’un sujet porteur qu’il faut pouvoir résumer en deux lignes. »[3]
On pourrait probablement étendre cette critique au lectorat lui-même — ou tout du moins à sa part la plus pressée, avide d’aller au plus efficace, au lieu de se lancer à la découverte de sentiers moins rebattus.

N’émergent alors qu’une poignée d’œuvres adoubées par la presse, choisies parmi les plus vendeuses et/ou les plus inscrites dans une certaine actualité et dont découlent quelques auteurs médiatisés[4] — des pans entiers de la production restant dans l’ombre. D’une certaine manière, il s’agit d’une grande mise à plat qui est à l’œuvre ici — qu’il s’agisse du prix Nobel de littérature, de Cinquante Nuances de Grey, ou du livre de Valérie Trierweiler, du moment que ça « buzze », les médias ne seront pas regardants. Et en cela, la bande dessinée est (peut-être) enfin devenue un livre comme les autres. Champagne…

Notes

  1. Barthélémy Schwartz, « Ces poètes seront », Dorénavant n°6, repris dans L’Éprouvette n°2.
  2. Paru dans Kaboom n°8 (février-avril 2015).
  3. On pourra, à ce titre, observer l’accueil enthousiaste qui fut réservé à La technique du périnée de Rupert et Mulot, et celui beaucoup plus timide pour leur ouvrage suivant, Famille Royale. Entre le vaudeville sexuel moderne du premier et le jeu de massacre trouble du second, le cœur médiatique ne balançait guère… à moins qu’il ne s’agisse d’une question d’éditeur, comme le résumait sans détour Raphaël Dayries, gérant de BD et compagnie, dans un article de France 24 : « Riad Sattouf avait l’habitude de travailler avec L’Association, un petit éditeur indépendant qui ne le mettait pas vraiment en valeur. Heureusement, il a changé pour ‘L’arabe du futur’ ». Certains apprécieront…
  4. Renforcés pour certains par l’aura — bien plus éblouissante — du cinéma : Sfar, Sattouf, Satrapi…
Humeur de en juin 2015