Vues Éphémères – Juin 2018

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Si vous vous intéressez un peu à la question des auteurs, et que vous êtes branché(e) ces derniers temps sur l’un ou l’autre des réseaux sociaux, nul doute que vous avez croisé le hashtag #AuteurEnColere. A l’origine, il y a plusieurs réformes touchant le régime social et fiscal des auteurs, qui doivent prendre effet en 2019. Pour celles et ceux qui voudraient en connaître la teneur, Télérama en propose un résumé aussi détaillé que synthétique.
Plus largement, ces derniers mois ont continué à mettre en lumière les dysfonctionnements de la chaîne du livre, complétant le portait d’une industrie dont l’auteur (pourtant acteur central) serait le parent pauvre. Ainsi, en mars dernier, Livre Paris avait initialement refusé de rémunérer les auteurs pour leur participation à la manifestation, avant de faire marche arrière devant la mobilisation massive autour du hashtag #PayeTonAuteur. Une enquête réalisée par l’association On a marché sur la bulle présentée début juin accouchait d’ailleurs de cette conclusion assez surréaliste : « Nous comprenons parfaitement les auteurs qui veulent être rémunérés, mais cela signifierait sans doute pour nous la mort de notre festival. »
[Entretemps, on aura (re)découvert que les réformes vont également toucher les directeurs de collection, qui (stupéfaction) étaient jusqu’ici également rémunérés… en droits d’auteur. La chose n’est pas nouvelle, vu que l’Agessa avait décidé de mettre en terme à la pratique avant l’été 2017, mais attend toujours de trouver une issue. Antoine Gallimard était même allé jusqu’à publier une tribune dans Le Figaro le 15 mars dernier, lançant fièrement: « Pas de livres sans directeurs de collection! » Les auteurs, qui avaient fait de la phrase « pas d’auteurs, pas de livres » leur cri de ralliement, apprécieront sans doute.]

Après la parution dans Le Parisien, le 17 juin dernier, d’une lettre ouverte au gouvernement signée de 42 auteurs (« Parce que nous vivons encore de notre main qui écrit ou illustre »), on a pu assister à une sorte de dialogue à distance entre Joann Sfar (signataire) et Vincent Montagne (actuel président du Syndicat National de l’Edition, le SNE), par France Inter interposée[1] :
Joann : « On est en train de massacrer un miracle [l’édition française]. Mais au moins qu’ils disent qu’ils sont fiers de le faire et qu’ils le fassent. Mais qu’ils ne fassent pas semblant d’un côté de promouvoir la littérature. »
Vincent : « Je ne crois pas que le gouvernement ait bâti une machination pour faire disparaître la littérature, comme il le dit. Cela fait cinq ans que les auteurs demandent une concertation dans le cadre des réformes générales : prélèvement à la source, hausse de la CSG, et des retraites… Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas de concertation : c’est une situation qui, à mon avis, montre que techniquement rien n’est prêt. […] Il faut que le gouvernement se mette en œuvre pour ne pas fragiliser cet équilibre économique du livre qui est sensible, qui est fragile. »
Joann : « Les éditeurs vont être obligés de nous aider parce qu’ils vont s’apercevoir que ces taxations qui vont arriver vont leur tomber dessus aussi. Pour l’instant, le SNE est complètement silencieux. J’en appelle aujourd’hui à Vincent Montagne, qui est un type bien, avec qui on s’entend bien : il faut qu’il s’implique. Il faut qu’on mette à plat tout l’argent qui provient de la vente d’un livre, qu’on se demande si c’est normal qu’un auteur ait moins d’un euro sur le prix d’un livre qu’il vend. »
Vincent : « C’est une économie de l’offre. Vous mettez des livres en place, nous [éditeurs] nous prenons un risque assez important : sur dix livres qui sortent, un va très bien gagner — et Joann Sfar sait de quoi il parle : si vous touchez un euro et que vous vendez 300.000 exemplaires, je vous laisse faire le calcul. Sur les neuf autres, deux vont équilibrer et les sept restants feront perdre de l’argent. […] C’est une économie fragile, mais une économie qui permet, tout de même, de vendre 350 millions de livres chaque année, et il y a beaucoup d’auteurs pour les écrire. »

Résumons donc la position des éditeurs : pour les réformes de statut, c’est au gouvernement de voir ; quant aux revenus fragiles et/ou insuffisants des auteurs, c’est la faute du marché. Sous-entendu : on n’y peut rien.
Mais dans ce discours qu’on sent bien rôdé, Vincent Montagne a laissé échapper une petite remarque qui en dit long : « il y a beaucoup d’auteurs pour les écrire. » Il y a quatre ans, lors d’un échange à la teneur comparable, il n’avait pas hésité à affirmer : « Jamais on a eu autant d’auteurs qui frappent aux portes, et qui ont envie d’écrire. » Car voilà bien la base du raisonnement sur lequel est construit l’argument de la fameuse « économie de l’offre » : l’abondance.
Dans un article du Monde daté du 17 mars dernier, on pouvait ainsi lire : « Chaque jour, trente à quarante manuscrits arrivent par la poste chez Gallimard. Leurs auteurs, jusqu’à 8 000 par an, espèrent être publiés dans la collection ‘Blanche’, le nec plus ultra de l’édition. Des montagnes de projets de romans enveloppés dans du papier kraft se reforment quotidiennement. » Une étude réalisée en 2013 dressait cet état des lieux : « 17 % des Français interrogés déclarent avoir déjà écrit un manuscrit et 24 % de ces ‘écrivants’ souhaiteraient le publier. »

Ainsi courtisés, les éditeurs y voient la confirmation de leur rôle déterminant — à la fois unique faiseur de talents[2], seul financier responsable[3] et principal gage de qualité[4]. Les auteurs, quant à eux, sont implicitement considérés comme quantité négligeable et interchangeable — à l’exclusion, bien sûr, des gros vendeurs que l’on s’arrache[5], mais qui apparaissent plus comme l’exception que la règle.
Cependant, les études sur le sujet indiquent une situation radicalement différente : en 2017, l’enquête « Les français et la lecture » (IPSOS/CNL) notait que le choix d’un livre en amont du point de vente était motivé à 86 % par « l’envie de lire un auteur que vous appréciez » (premier critère évoqué), alors que « la connaissance de l’auteur » était un facteur important pour 79 % des acheteurs dans le cas d’un achat d’impulsion sur le point de vente (troisième critère, derrière « le sujet du livre » et « le résumé au dos du livre »).
Dans la discussion entourant la juste rémunération de la contribution de l’auteur, voilà un argument qu’il serait bon de venir rappeler — si tant est que les éditeurs soient en mesure d’y prêter l’oreille. Après tout, en 2014, Vincent Montagne déclarait, sur le ton de la boutade : « si tu veux que je reste un interlocuteur, il vaut mieux que je ne fasse pas une négo. »

[Dessin du bandeau réalisé par Denis Bajram, pour les Etats Généraux du Livre organisés par les auteurs le 22 mai 2018]

Notes

  1. Vincent Montagne, au téléphone le 25 juin, étant amené à réagir aux propos de Joann Sfar, qui était passé à l’antenne le 22.
  2. Comme le résume Vincent Montagne en 2014 : « Soit l’éditeur a la capacité professionnelle à transformer et peut-être à faire un jour un prix Nobel d’un jeune auteur qui arrive, et il apporte quelque chose ; soit il n’apporte pas ce service-là de conseil, de promotion, de développement, de vente à l’étranger — et l’auto-édition est une réponse pour beaucoup d’auteurs qui veulent écrire un livre, et qui probablement en écriront un dans toute leur vie, parce qu’ils veulent écrire. » L’opposition prix Nobel-écrivaillon établie par le président du SNE est assez éclairante sur l’importance qu’il accorde au rôle de l’éditeur.
  3. D’après Vincent Montagne en 2014, encore : « L’éditeur investit, et quelque part les auteurs participent à cet investissement, puisque quelque part ils co-financent. Ceux qui ont reçu un à-valoir, qui ne vaut pas ce qu’il devrait être, parce que la réussite n’est pas là. Il y a eu un choix, un éditeur a fait cet investissement, et les éditeurs doivent assumer cette perte, sinon ils ne payent pas les autres [auteurs]. C’est un équilibre économique. »
  4. Toujours selon Vincent Montagne en 2014, encore : « Quand un parent trouve un livre pour un enfant, il dit : ‘ah, c’est telle collection, c’est tel éditeur, je le prends parce que je connais la collection’. Il ne connaît pas l’auteur. Donc il y a une vision simplement commerciale, qui est une vision d’un investissement sur quelques fois cinq ans, dix ans, pour arriver à percer. La rémunération est fonction de cet investissement. » Faut-il rappeler que pour le président du SNE, « L’éditeur investit, et quelque part les auteurs participent à cet investissement » ? On imagine la rémunération correspondant à cet investissement « quelque part ».
  5. On pourra par exemple s’intéresser au transfert de Guillaume Musso, passant de XO à Calmann-Levy.
Humeur de en juin 2018