Vues Éphémères – Juin 2020

de

Il me semble qu’il existe, dans la tradition critique française (ou tout du moins au sein de celle que l’on peut découvrir dans la presse), une forme de mise en retrait. Il s’y affirme rarement la particularité d’un lecteur, au profit d’une neutralité de façade qui prétendrait à l’objectivité, dans un exercice qui est avant tout subjectif. Pour être honnête, je suis moi-même souvent coupable de ce genre de travers, adoptant finalement cette « langue » codifiée.
Pourtant, nos expériences de lecture se font toujours en relation avec qui nous sommes : depuis notre éducation et notre parcours de lecteur au sens le plus large[1], jusqu’aux micro-événements qui nous ont poussés à choisir ce livre plutôt que celui-là. Plus encore, ce livre n’est pas tant le livre que l’auteur a voulu, que celui que nous interprétons (et que nous nous approprions). L’exercice de la critique tiendrait alors d’essayer de dégager une sorte de « socle référentiel commun », à partir duquel on pourrait discuter des forces et faiblesses perçues de l’œuvre. Et si possible, avec discernement.

Le mois dernier, j’ai terminé la lecture d’Attembre, de Tanx. Il s’agit d’un recueil regroupant les 14 numéros de son fanzine publié entre novembre 2018 et juin 2019, et qui constituent la chronique d’un déménagement annoncé[2].
(Lire un livre d’un.e auteur.e que l’on connaît déjà, c’est s’inscrire dans une sorte d’histoire personnelle avec cet.te auteur.e : les lectures passées, les entretiens que l’on a pu lire, les informations que l’on a pu apprendre sur sa vie et son travail, la place qui lui est accordée dans le petit monde de la bande dessinée…)
Lorsque je découvre ce recueil, il se raccroche à nos échanges amicaux via réseaux sociaux interposés, il résonne avec cet entretien conduit par email il y a de cela un peu plus de deux ans, il réactive mes souvenirs de lectures passées (mais aussi de cette longue et passionnante discussion avec Gilles Rochier que je venais de rencontrer, dans l’exposition collective Ce qui nous lie organisée par les amis de ChiFouMi à Besançon, et où l’on trouvait plusieurs affiches signées Tanx). C’est, en définitive, un peu comme si je poursuivais ici, en la lisant, un dialogue amorcé depuis longtemps et dans lequel se retrouvent des allusions à une histoire commune[3]. Et là où ce journal peut se montrer allusif et/ou évasif, il m’est parfois possible de combler les trous, pour avoir suivi la « partie émergée » de ce déménagement à l’époque où il était en train de se préparer.[4]
Il en ressort alors une tension particulière, entre ce que je connais de Tanx (ce qu’elle affiche) et ce que je découvre dans ces pages ; entre un personnage public bravache et emporté, et une auteure confiant ses angoisses, ses insomnies et ses doutes. Au point que j’en vienne à me demander ce qu’un lecteur qui ne la connaîtrait pas pourrait retirer de sa lecture — probablement autre chose, du fait de son propre parcours et de sa sensibilité, mais quoi ? mystère.

Il y a (déjà !) huit ans, Gregg rappelait dans son « Abécédaire dilettante » la philosophie qui gouvernait l’existence de ce site : « du9 est pour la subjectivité constructive. du9 est informé et informant, pas enfermé et enfermant. du9 est pour une apologie de la complexité bédéphilique. du9 est une lecture de la bande dessinée. » Et malgré la quasi-léthargie des derniers mois (pour diverses raisons), j’ai la conviction que cette profession de foi demeure toujours valable.

Notes

  1. La pratique de la « bibliographie commentée », à laquelle j’ai pu me frotter tant pour le magazine ATOM que dans la préparation des expositions dont j’ai pu assurer le commissariat, est assez révélatrice à ce sens : alors que ma découverte de certains auteurs s’était faite au gré des parutions ou de mes envies, reconsidérer l’ensemble d’une carrière en la relisant dans son déploiement chronologique est souvent fascinant, laissant apparaître des éclairages insoupçonnés.
  2. Quatre numéros supplémentaires, réalisés entre juillet et août 2019, poursuivent l’introspection une fois installée dans la capitale.
  3. Avec toute l’ambiguïté que peut recouvrir cette notion d’histoire « commune », qui n’implique pas forcément qu’elle soit « partagée » : c’est un.e auteur.e qui m’accompagne, moi lecteur.
  4. Il y a par exemple ce passage écourté au Festival d’Angoulême, où l’on s’est une fois de plus ratés.
Humeur de en juin 2020