Vues Éphémères – Mai 2010

de

Ces derniers temps, j’avoue que le feuilleton du numérique commençait un peu à m’ennuyer. La première saison, placée sous le signe de l’enthousiasme, ne m’avait pas vraiment convaincu — l’intrigue n’avançait pas trop, et les grands sourires des personnages principaux, les éditeurs, finissaient par sonner un peu creux. Bref, c’est un peu dubitatif que j’avais suivi, de loin, le début d’une seconde saison qui semblait s’annoncer sous les mêmes auspices — et ce, jusqu’à ce qu’apparaissent de nouveaux personnages, les auteurs. Et là, soudainement, le rythme changea du tout au tout : adieu la chronique plan-plan et les discours bien rôdés, place aux grands mouvements, aux déclarations passionnées et aux affrontements dramatiques. Certes, depuis le moment fort de la mobilisation à la veille du Salon du Livre, il y a à peine deux mois, l’intensité est un peu retombée. Et très franchement, je ne me voyais pas me pencher sur les derniers rebondissements, si le MOTif (observatoire du livre et de l’écrit en Ile-de-France) n’était arrivé sur scène ces derniers jours.

Ce n’est pas un coup de théâtre à proprement parler. Mais, pour le spectateur un peu distant qui considère toute cette agitation sans vraiment avoir à sa disposition tous les tenants et les aboutissants, l’arrivée de ce protagoniste mineur permet de comprendre un peu mieux et de savoir à quoi s’en tenir. Car, dans un contexte de négociations visiblement épineuses, et d’enjeux financiers supposément considérables, il faut bien reconnaître que nous, spectateurs, manquons cruellement de repères.
La pièce à conviction est donc là, une étude intitulée «Le coût d’un livre numérique», et commandée à Aldus Conseils en avril dernier. 36 pages portant sur l’ensemble de l’industrie du livre, donc, mais qui touchent également à la bande dessinée. 36 pages qui détaillent, chiffrent, estiment et comptabilisent. D’un côté, le coût d’un livre numérique ; et de l’autre, la répartition de la rémunération pour chacun des acteurs.

Certes, la première partie est intéressante, même si elle manque malheureusement de mise en perspective par rapport aux coûts d’un livre papier. Ce que l’on en retiendra surtout, c’est finalement le faible coût de la numérisation d’un livre existant, et par conséquent une rentabilité quasi immédiate. Jusque là, rien de très nouveau — après tout, tout le monde s’accorde sur le fait que le numérique est le marché de demain, un marché chargé de promesses et de profits.
Non, c’est très certainement la question de la répartition de ces profits (détaillée dans le tableau de la page 33) qui se révèle être la plus éclairante. A première vue, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. On pourrait presque s’interroger sur les raisons de la mobilisation des auteurs, au vu de ce tableau : même si le taux de 15 % pour les droits d’auteurs sur le numérique est une «base de travail» pour plusieurs éditeurs, comme le rapporte l’auteur de l’étude, leur position semble tout à fait raisonnable. Au contraire — alors que la rémunération des éditeurs reste inscrite autour des 35 %-40 %, comme pour le papier, celle des auteurs passerait de 8 % (papier) à 15 % (numérique). Franchement, de quoi pourraient-ils se plaindre ?
Sauf qu’il y a anguille sous roche. Car les 36 % de revenu éditeur calculés par la Direction du Livre englobent 15 % de coût de fabrication. Des coûts de fabrication qui, pour le numérique, sont totalement marginaux[1] — comme on vient de le voir tout au long des trente premières pages de cette étude. Et cela change tout. Il suffit, pour s’en convaincre, de prendre un exemple concret et d’observer qui gagne quoi. Dont acte.

Répartition des revenus Prix TTC Auteur Editeur Autres
Sur papier 9,80€ 0,74€ 1,95€ 5,20€
Sur site e-commerce 4,99€ 0,63€ 1,46€ 2,08€
Sur Amazon/Apple 4,99€ 0,63€ 2,29€ 1,25€
Sur plate-forme éditeur 4,99€ 0,63€ 3,42€ 0,13€

Le calcul est simple : entre l’album papier, et la bande dessinée numérique vendue sur plate-forme éditeur, l’auteur fait face à une baisse de 8,5 % de ses revenus, alors que l’éditeur voit sa marge nette (hors coûts de fabrication, donc) augmenter de 75 %. On comprend désormais mieux le volontarisme dont fait preuve le groupe Média Participations, qui a lancé sa plateforme Izneo lors du dernier Salon du Livre. Certes, l’investissement initial est sans doute conséquent — mais le jeu en vaut la chandelle.[2]
D’ailleurs, début mars, le directeur général du Lombard s’adressait ainsi aux auteurs publiés par sa maison d’édition[3] : «Il est indispensable de donner une valeur à nos contenus numériques (notamment sur Internet où règne la gratuité) sous peine de déprécier rapidement vos albums.» Valoriser nos contenus, ou déprécier vos albums — on appréciera la subtile nuance sémantique. Un peu plus loin, on pouvait encore lire : «Nous sommes heureux de vous annoncer que certains de vos albums seront disponibles dans l’offre de départ, et vos éditeurs vous ont déjà informés ou s’apprêtent à le faire.». Désignés volontaires, en quelque sorte.

Depuis, en vitrine, le discours est mieux rôdé, et vise à se faire rassurant dans un contexte plutôt agité. Ainsi, Amélie Rétorré, directrice de développement chez Izneo, indiquait dans un article du Soir :«Tous les titres présents sur la plate-forme ont fait l’objet d’un accord préalable avec chaque auteur. Une fois la TVA décomptée, les éditeurs et les auteurs se partagent le prix de la location de l’album.»
Alors ? Les éditeurs sont-ils sincères ? Les auteurs ont-ils raison de s’inquiéter ? Réussiront-ils à régler leurs problèmes d’argent ? Le Ministère de la Culture pourra-t-il les réconcilier ? Et avec toutes ces conjectures, ai-je fait fausse route ? Le mystère reste entier — en attendant la suite du feuilleton…

<img3351|right>Les sorties de Mai 2010
Cäät – Paf le piafDiantre !
Chihoi & Hung Hung – Le TrainAtrabile, collection Sang
José Correa – Rimbaud brothersAlain Beaulet, collection Les Petits Carnets
*Démoniak – 4. Cursus AmorFrémok, collection Flore
Roope Eronen – El ‘a’imi’a (Animals)Boing Being
Sylvie Fontaine – Sous le manteauTanibis
Pascal Girard – Jimmy et le BigfoorLa Pastèque
Ludwick Hernandez – Bessam et MuchoDiantre !
Lionel Koechlin – Le football punkAlain Beaulet, collection Les Petits Carnets
Jean-Christophe Long & Vincent Tholomé – Photomatons 10.09Frémok, collection Flore
Rémi Lucas – MoutonFlblb
Lucas Méthé – L’apprentiego comme x
Mizuki Shigeru – Mic Mac en EnferCornélius
Paulette P. – Dead EndFlblb
Aapo Rapi – Naaburger (Neighburger)Boing Being
Nadia Raviscioni – Vent frais vent du matinAtrabile, collection Flegme
Carol Swain – FoodboyEditions çà et là
Rui Tenreiro – La CélébrationLa Pastèque

Collectifs
Knitting DollsFrémok
Les nouveaux Pieds NickelésOnapratut
RevancheEmployé du Moi
Revues
Lapin n°42L’Association

Requiescat in Pace
Frank Frazetta (82 ans), illustrateur emblématique de fantasy et de science-fiction, après un passage dans la bande dessinée durant les années 50.

<img3350|right>Big in Japan
Pendant ce temps-là, de l’autre côté du globe, ont été décernés les 34èmes Annual Kodansha Manga Awards, ainsi que les 39èmes Japan Cartoonist Awards.
Au choix : du côté de Kodansha, c’est Giant Killing, un manga de football publié dans Morning qui raffle la mise, alors que la Japan Cartoonist Association a préféré Shinya Shokudô, dans lequel on découvre la vie des employés d’une mystérieuse cafétéria à Tokyo, qui n’ouvre qu’à minuit.

Notes

  1. L’étude indique un coût moyen autour de 1000€ pour la version «de luxe» d’une bande dessinée avec éléments multimédias ajoutés.
  2. Notons que la formule actuellement choisie par Izneo est celle d’une location de 10 jours, tarifée à 1,99€. Avec la répartition ci-dessus, l’auteur recevrait 0,25€ à mettre en perspective avec les 1,35€ perçus par l’éditeur.
  3. Dans un courrier qui m’a été communiqué.
Humeur de en mai 2010