Vues Éphémères – Mai 2013

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Le week-end du 11 et 12 mai dernier se tenait à Toronto la dixième édition du Toronto Comics Arts Festival, l’une des nombreuses manifestations consacrées à la bande dessinée alternative en Amérique du Nord[1]. Au programme, quelques soirées de mise en bouche durant la semaine, puis un week-end en forme d’apothéose, avec la présence d’une grosse trentaine d’éditeurs et de plus de 300 auteurs pour le lancement de près de 70 nouveaux ouvrages, et enfin une soixantaine de tables rondes, spotlights et autres conférences réparties sur quatre lieux (plus une programmation spéciale pour les enfants, avec six activités quotidiennes).
Si la plupart des réjouissances gravitent autour de la Toronto Reference Library, les expositions consacrées aux deux invités japonais (Matsumoto Taiyô, dont le premier volume de Sunny vient de paraître en anglais chez VIZ ; et Tagame Gengoroh, qui venait pour la promotion de The Passion of Gengoroh Tagame paru chez Picturebox) se trouvent à l’écart, la première du côté de la Japan Foundation, la seconde dans un bar au milieu du Village gay de Toronto, aux horaires d’ouverture capricieux.
Outre les deux stars japonaises, il va sans dire que le plateau d’auteurs est des plus alléchants. Là où les nord-américains se réjouissent de pouvoir rencontrer David B., Frederik Peeters, Ulli Lust ou Boulet, il y a quelque chose de surréaliste pour l’européen en visite à assister à une rencontre avec les frères Hernandez assis à deux chaises de Seth et Chester Brown, d’assister à un atelier avec Paul Pope, ou de se retrouver devant une table vide où Jaime Hernandez et Dash Shaw discutent en attendant les lecteurs venus faire signer leurs livres[2]. Et puis, il y a les découvertes, ces auteurs et ces ouvrages que l’on rencontre pour la première fois sur les tables, une couverture qui accroche l’œil, un titre qui interpelle, un trait qui nous parle. Et l’on repart délesté de quelques dollars, et les valises pleines de livres.

Je ne peux pas dire que je sois un aficionado des festivals — mes expériences passées se limitant généralement à la grand-messe Angoumoisine, et à quelques manifestations dont les orientations particulières rejoignent les préoccupations qui me sont chères (soit Périscopages, Pierre-Feuille-Ciseaux ou encore BD à Bastia). Toujours est-il qu’entre ces deux extrêmes, il me semble bien difficile de situer TCAF : alternatif dans l’esprit (gratuité à l’entrée, bande dessinée d’auteur et organisation bénévole), mais présentant une ampleur et une dimension éminemment commerciale[3] le rapprochant forcément des plus grands festivals.
Cependant, au risque de donner dans une forme de culturalisme de bas étage, l’impression que je retire de ces quelques journées passées à Toronto, c’est l’importance accordée à la rencontre et à l’échange[4], par rapport à une sorte de distance respectueuse qui existerait plus de l’autre côté de l’Atlantique. Cela tient peut-être à la constitution de la liste des exposants — il est vrai qu’à Angoulême, on échange plus dans la Bulle des «alternatifs» (le Nouveau Monde) que dans la Bulle des «grands éditeurs» (le Monde des Bulles) où les dédicaces s’organisent en files rangées. Mais cette approche plus conviviale se retrouvait dans la programmation, avec notamment quelques-unes des rencontres organisées durant la semaine dans la salle du Pilot (un bar) qui visaient surtout à donner l’occasion de croiser la fine fleur des auteurs présents.
On observait également (en négatif) cette affinité plus marquée dans la présentation de l’exposition The World of Taiyô Matsumoto, qui comptait de très beaux originaux, mais se trouvait malheureusement dépourvue de tout accompagnement : une introduction réduite à la portion congrue sur le dépliant distribué à l’entrée, aucun cartel pour indiquer de quelle œuvre les planches exposées étaient tirées, et une troisième salle (consacrée aux produits dérivés) qui n’en devenait que plus cryptique. On se consolera en notant qu’une rencontre spéciale avec Matsumoto Taiyô était organisée sur place durant le Festival, proposant sans doute une découverte plus riche de son univers[5].

Dernière note de ce qui n’est pas vraiment un compte-rendu mais plus un assemblage d’impressions, cette différence importante par rapport aux manifestations françaises : comme le faisait remarquer Frederik Peeters l’avant-veille de l’ouverture de TCAF, l’organisation partait du principe que tout le monde parlait anglais — à l’exception des Japonais, accompagnés de traducteurs. Pour la plupart des invités étrangers, donc, il s’est agi de se débrouiller avec ses mots, de trimbaler son accent, et d’envier parfois leurs voisins anglais ou américains pour qui tout est beaucoup plus facile. Thank you for your attention.

Notes

  1. On peut également citer le MOCCA Art Festival qui se tient en avril à New York, Autoptic qui se tiendra pour la première fois à Minneapolis en août, la Small Press Expo en septembre du côté de Bethesda dans le Maryland, l’Alternative Press Expo en octobre à San Francisco, et feu le Brooklyn Comics and Graphics Festival qui se tenait en novembre à Brooklyn, donc.
  2. C’était samedi matin, il était 10h et le Festival n’avait ouvert ses portes que depuis une heure, mais quand même…
  3. Les éditeurs et auteurs présents, pour beaucoup auto-édités, ne cachent pas l’importance de TCAF pour leurs finances, la «réussite» du festival pour eux étant souvent directement liée à leur capacité à écouler leur stock de livres. Il faut cependant garder à l’esprit que les nord-américains semblent avoir beaucoup moins de scrupules à parler d’argent, une différence culturelle notable comparée à la discrétion française (qui n’en vient à évoquer les questions financières que lorsque les choses vont vraiment mal).
  4. Même si certains invités avaient un traitement de faveur avec file d’attente et séances de signature, tel Art Spiegelman et Françoise Mouly, Brian Lee O’Malley ou encore le très couru Andrew Hussie.
  5. On peut aussi se demander si cette fausse note n’est pas également l’illustration des limites d’une organisation entièrement bénévole, au même titre que les petits ratés de l’organisation de la programmation en coulisse (laquelle programmation a été arrêtée très tardivement, et les participants informés au dernier moment). Les points soulevés par Périscopages lors de la décision de l’équipe de mettre un terme à l’aventure peuvent très certainement s’appliquer à TCAF, moyennant quelques adaptations à un contexte culturel et politique différent.
Humeur de en mai 2013