Vues Éphémères – Mars 2014

de

De temps en temps, Libération parle de bande dessinée. Oh, ce n’est pas bien souvent, même si l’on peut compter sur une critique hebdomadaire, et, selon l’actualité, un article sur telle adaptation tirée d’une bande dessinée, un compte-rendu de festival ou un entretien d’auteur. Et cette semaine, donc, un billet au titre choc : «Tintin prisonnier de Moulinsart».
Et d’expliquer comment un blog (en fait, un tumblr et un compte twitter associé) s’attachait depuis le 16 février à commenter l’actualité avec des cases extraites de l’œuvre d’Hergé, dans une démarche qui se voulait aussi respectueuse qu’innocente. Et l’un des auteurs du fameux blog de préciser : «Pour nous, journalistes et tintinophiles, c’est un exercice intellectuel réjouissant. Pour les lecteurs, nous espérons que c’est un plaisir : celui d’établir des liens entre une œuvre patrimoniale et une actualité effervescente ; celui aussi de retrouver des souvenirs de lectures enfantines qui donnent envie de se remettre à lire l’œuvre d’Hergé.»
Las — Moulinsart ne l’a pas entendu de cette oreille, a dégainé son arsenal de juristes et voici les gentils journalistes tintinophiles obligés de mettre la clé sous la porte et de fermer ce «Petit XXIe» contrevenant au droit d’auteur. Positivons : les gentils journalistes tintinophiles ont ainsi l’occasion d’écrire ce billet dans Libération pour lancer ce cri d’alarme, «Tintin prisonnier de Moulinsart», n’hésitant pas à conclure gravement : «Au-delà d’une simple ligne de bénéfices en bas du bilan comptable des éditions Moulinsart, de toute évidence, Tintin se meurt.»

En dehors du sensationnalisme un peu forcé du titre, l’analyse est sans détour, le constat lucide. Tout juste pourrait-on lui reprocher d’enfoncer des portes depuis longtemps ouvertes, tant l’on a pu documenter ces dernières années l’attitude particulière de Moulinsart à l’égard de tout ce qui a trait à Tintin. Mais quand Quentin Girard regrette que «La réaction de Moulinsart montre surtout une absence totale de compréhension des nouveaux usages numériques», il ne fait aucun doute que lui, les comprend parfaitement. Car non seulement ce «Petit XXIe» existe pleinement dans le monde des réseaux sociaux (tumblr et twitter, évitant le plus pédestre Facebook), mais de plus l’ensemble du projet semble avoir été pensé pour attirer l’attention médiatique — jusqu’au billet publié ce mercredi, conclusion aussi logique qu’attendue.
Je ne conteste pas que l’idée de confronter le Tintin (d’hier) à l’actualité (d’aujourd’hui) soit bonne. Cependant, l’innocence affichée par les journalistes me semble beaucoup plus discutable, d’autant plus que ceux-ci reconnaissent d’emblée : «Ecrivant tous deux de temps à autre sur la bande dessinée, nous savions que les Editions Moulinsart, qui possèdent les droits d’exploitation de Tintin, ne sont pas réputées pour leur souplesse.» Non contents d’aller asticoter un Nick Rodwell notoirement chatouilleux, les voici donc qui s’inventent un personnage, «une jeune fille vivant en banlieue parisienne» (telle qu’on la découvrira dans Le Nouvel Obs). On est à la mi-février, le compte twitter «Goldman Sachs Elevator Gossip» a un demi-million de followers et fait trembler les dirigeants de la célèbre banque, il y a de quoi rêver.
Le plan est presque parfait : on s’amuse avec Tintin (cela ne fait aucun doute), au besoin on donne un coup de pouce pour que la sauce prenne, avec peut-être quelques articles ici ou là à la clé, et puis fatalement, Moulinsart s’y intéressera avec les conséquences que l’on sait, et cela donnera matière à un bon papier. Et une bonne affaire de promotion par la même occasion[1].

Peut-être vois-je le mal partout. Peut-être ces deux journalistes sont-ils seulement des tintinophiles sincères, tout à leur «exercice intellectuel réjouissant» — peut-être. Mais dans ce cas, pourquoi, encore et toujours, venir finalement jouer le jeu de Moulinsart, en réaffirmant le caractère exceptionnel de Tintin, et en signant un texte qui fait de plus la promotion du dernier livre qui lui est consacré (La Malédiction de Rascar Capac) ?
Paraphrasant Oscar Wilde[2], Léon Zitrone avait déclaré : «Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe ; l’essentiel, c’est qu’on parle de moi !» Pour les tintinophiles, peut-être serait-il justement le moment de se taire.

Notes

  1. Avec à peine 1741 followers sur twitter à l’heure où j’écris ces lignes, on imagine que les auteurs du «Petit XXIe» sont un rien déçus que Moulinsart ait mis fin si vite à la fête.
  2. «S’il est au monde quelque chose de plus fâcheux que d’être quelqu’un dont on parle, c’est assurément d’être quelqu’un dont on ne parle pas.» Citation tirée du Portrait de Dorian Gray.
Humeur de en mars 2014