Vues Éphémères – Mars 2019
Traditionnellement, l’attention médiatique qu’accorde la presse à la question de la bande dessinée est des plus réduites, occupant la semaine du Festival d’Angoulême et (parfois) celle qui suit[1]. D’où ma surprise à la découverte de ce long article paru dans Marianne le 22 février dernier, soit près de quatre semaines après la conclusion de l’édition 2019 du FIBD. Soyons honnête — plus que cette question de timing, c’est avant tout le titre qui m’a fait réagir : « La BD est-elle devenue intello ? »[2] Une interrogation précisée et prolongée dans le chapô, en forme de mise en bouche : « Roman graphique, BD “d’auteur” ou documentaire, conceptuelle ou d’avant-garde… La bande dessinée mêle désormais des thèmes ultrapointus à des graphismes déconcertants. Le neuvième art aurait-il perdu sa bulle de légèreté ? »
L’argumentation de Thomas Rabino (historien de son état, spécialiste de l’histoire de la Résistance) se positionne avant tout sur le terrain de la question esthétique (« le beau dessin », si l’on préfère), et repose sur deux postulats :
1. il existe une bande dessinée intello qui plaît aux CSP+ branchés (mais elle est mal dessinée)
2. cette bande dessinée intello est à la mode et se vend bien (au détriment d’une bande dessinée qui serait plus populaire, mais mieux dessinée)
Partant du changement de statut de la bande dessinée, Thomas Rabino fonde son premier postulat sur le rejet supposé de l’enfance et du populaire (comme évoqué dans les premières lignes de l’introduction du numéro du Débat consacré au « sacre de la bande dessinée »), avant d’asséner : « Or, la BD dont on parle ici est d’abord lue par des adultes, au minimum trentenaires : « Deux fois plus élevé socialement et diplômé, le lectorat de bandes dessinées se distingue fortement de l’ensemble de la population », assurait ainsi une vaste enquête du ministère de la Culture menée en 2011. » Et d’évoquer par la suite cette « bande dessinée chère aux CSP+ », ou encore « le roman graphique, dont le prix dépasse souvent les 20€ », suggérant une opposition franche entre ce « lectorat exigeant » (« intello », donc) et un autre qui serait plus populaire.
Petit problème : la citation[3] tirée de l’enquête sur le lectorat de 2011 ne porte pas sur le lecteur de romans graphiques, mais bien sur l’ensemble du lectorat de la bande dessinée — sachant que ce constat d’un lectorat majoritairement CSP+ reste inchangé depuis la première enquête sur le sujet réalisée par l’IFOP en 1994. Pour ce qui est du lecteur de romans graphiques, voici ce qu’en dit la même enquête de 2011 : « C’est parmi les lecteurs de bandes dessinées âgés de 25 à 29 ans que s’observe la plus forte proportion de lecteurs de romans graphiques : 41 % déclarent en lire. De part et d’autre de cette tranche d’âge, les taux de lecture suivent un mouvement progressif de décroissance jusqu’aux âges extrêmes. Entre 18-24 ans et 30-39 ans, ces taux sont encore de 30 %. Entre 15-17 ans, la part des lecteurs est égale à 24 % tandis qu’elle tombe à 14 % chez les 60 ans et plus, sa valeur la plus basse. » D’abord lue par des adultes, au minimum trentenaires, vous disiez ? On repassera.
En réalité, là où Thomas Rabino ne cesse d’insinuer une opposition franche entre « classiques » et « modernes », l’étude met plutôt en avant une forme de perméabilité dans les typologies de lecteurs observées : « bien que l’image de lecteurs de BD captifs d’un seul et unique genre puisse parfois être présente, dans les faits (tout du moins à travers l’enquête), ce type de lecteurs reste minoritaire. Quand on est lecteur de BD, on lit bien souvent de tout, sans s’interdire évidemment d’avoir une prédilection (plus ou moins prononcée) pour un ou plusieurs genres en particulier. »
Le second postulat s’appuie en partie sur le premier, suivant le principe selon lequel le marché a horreur du vide, et que là où existe une demande, on s’empresse de développer une offre. Et ce, afin de « satelliser un secteur de la BD en continuelle expansion ces vingt dernières années, et fort de 6,3 % de croissance en 2018. » Le tableau dépeint est celui d’une « stratégie réussie, menée par les poids lourds de l’édition », qui entre rachats d’éditeurs et investissement sur la « bande dessinée de reportage », a fini par changer profondément la donne. Interrogé, Jean Van Hamme confirme : « selon lui, l’explosion du roman graphique et le foisonnement de sujets pointus reposent sur une réalité bassement économique. « Les éditeurs n’aiment plus trop les séries, » estime le scénariste. » C’est également l’aspect financier qui domine dans le choix du dessin : « Au-delà du parti pris esthétique, ce style a aussi été développé pour des raisons économiques, reconnaît Benoît Mouchart. Le roman graphique nécessite une très forte pagination, et si tout le monde dessinait comme François Schuiten, il serait impossible d’en publier régulièrement, puisque l’auteur passerait des années sur son travail sans pouvoir en vivre. »
On peine pourtant à trouver confirmation de ces évolutions dans les meilleures ventes de l’année, publiées dans Livres Hebdo : de fait, en écartant les mangas, on ne trouvera que quatre romans graphiques dans le top 20 pour 2018 — soit deux tomes de l’Arabe du Futur (de Riad Sattouf, chez Allary), Dans la combi de Thomas Pesquet (de Marion Montaigne, chez Dargaud) et Le voyage de Marcel Grob (de Philippe Collin et Sébastien Goethals, chez Futuropolis). Le reste de ce top est constitué de séries au format album, que ce soit les classiques Lucky Luke et Blake et Mortimer (les deux meilleures ventes de 2018) ou créations plus récentes, comme Les Légendaires et Les Vieux Fourneaux. Le raz-de-marée annoncé se révèle étonnamment discret.
Reste cette question du dessin moins soigné, qui viserait à une productivité plus importante, toujours dans une logique d’adaptation au marché. C’est là un argument régulièrement dégainé par les tenants d’une bande dessinée « classique », dont au premier plan Henri Filippini[4], et qui illustre de manière assez fascinante les considérations sur la disposition esthétique dans La distinction de Pierre Bourdieu. Ainsi, effort consenti et qualité de l’œuvre seraient indissociables.
« graphismes déconcertants », « choc visuel », « rupture totale avec le classicisme », « dessins minimalistes et parfois approximatifs », « traits basiques », « dessins à l’apparence simpliste » — Thomas Rabino n’a pas assez de mots pour exprimer son désaccord avec ce qu’il voit comme une forme de contresens : « Le fond, donc l’histoire, prime sur la forme, un paradoxe dans l’art visuel qu’est la BD, » n’hésite-t’il pas à affirmer. D’une certaine manière, cette dernière formule résume bien la teneur de cet article, qui, sous un vernis de sérieux factuel, cherche surtout à avancer une position bien réactionnaire, comme on croyait qu’il n’était plus possible d’en tenir encore aujourd’hui.
Notes
- Certes, il arrive qu’une étude tarazimboumante célébrant la croissance incroyable du segment vienne bousculer cette routine, mais cela reste un phénomène relativement rare.
- Détail étrange, sur Internet, l’article est présenté comme « Enquête », mention qui n’est pas reprise dans le magazine papier.
- D’ailleurs curieusement amputée de son début : « Plus masculin, plus jeune, deux fois plus élevé socialement et diplômé, le lectorat de bandes dessinées se distingue fortement de l’ensemble de la population. » Chacun tirera ses propres conclusions cette omission.
- « Les écoles semblent privilégier l’enseignement des graphismes à la mode, encouragées par le succès de jeunes auteurs dont le trait plus simpliste permet un rythme de travail rapide. […] Mais seuls certains albums de Sfar, Sattouf, Blain, ou encore Larcenet réalisent des ventes importantes. La plupart des auteurs œuvrant dans ce créneau se contentent de maigres performances qui pourtant font l’admiration de la critique. Il est certain que produire une planche par jour, sans trop d’effort, en se contentant de raconter son quotidien, est plus simple que de construire un récit dense qui exige au dessinateur de réunir une importante documentation. » Extrait de l’édito « Cherche successeurs désespérément ! », dans [dBD] n°17, octobre 2007.

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