Vues Éphémères – Novembre 2016

de

On pourrait dire que c’est une sorte de rituel : chaque année, à l’abord de la rentrée, Livres Hebdo détaille par le menu la liste des « poids lourds » à paraître, une trentaine de titres à fort tirage, concurrents désignés pour figurer en bonne position pour les cadeaux de Noël. Pour les éditeurs, l’enjeu commercial est important, alors, au fil des années, une sorte d’entente s’est installée : histoire d’éviter que les plus gros « poids lourds » ne s’affrontent, encourant le risque d’une neutralisation ou pire, d’une contre-performance, les voilà plutôt sortent à tour de rôle. Avec la parution ce 25 novembre du Testament de William S. (tiré à pas moins d’un demi-million d’exemplaires), 2016, donc, est une année « Blake et Mortimer ». Qu’on se le dise.

Bien sûr, la presse en parle, unanime ou presque. On pourrait y voir une nouvelle démonstration du suivisme dont font de plus en plus preuve les médias[1], si la presse généraliste n’avait pas été, depuis longtemps, énamourée de ces grands succès populaires. On notera d’ailleurs combien ce sont les mêmes arguments que l’on retrouve d’un article à l’autre (probablement piochés dans le dossier de presse), qui viennent illustrer la jolie histoire d’un succès annoncé.

On s’attarde ainsi sur cette date de 2016, doublement symbolique, qui donne à l’ensemble un goût d’exception — la sortie de l’album étant alors célébrée comme une fête, les thuriféraires de la bande dessinée savourant de plus le plaisir (interdit ?) de voir les petits miquets évoquer la grande littérature….
« Le moins que l’on puisse attribuer à l’actuel scénariste de Blake et Mortimer, c’est une sacrée audace ! Comme pour dignement fêter les 70 ans de la série, Yves Sente confronte, dans le 24e tome de leurs aventures, nos deux héros à ce vieux serpent littéraire qu’est l’identité de William Shakespeare (dont on célèbre aussi les 400 ans de la disparition). » (20 minutes)
« les deux auteurs ont profité pour cette histoire inédite d’une double date anniversaire. Les 70 ans des deux héros (comme Lucky Luke, en ce moment en pleine terre promise) et la commémoration des 400 ans d’un auteur plutôt célèbre outre-Manche, William Shakespeare. » (Libération)
« […] plongeant le professeur Philip Mortimer et son fidèle camarade Blake, au cœur de l’un des plus grands mystères littéraires du monde et de l’Angleterre : William Shakespeare. » (Le Figaro)
« Pour les 70 ans des aventures de Blake et Mortimer, le scénariste Yves Sente et le dessinateur André Juillard offrent une intrigue inattendue autour de la vie de Shakespeare. » (France Inter)

On évoque aussi la normalisation (appuyée par les chiffres) de cette « profaçon » dont on ne compte plus les avatars. D’ailleurs, avec la délicatesse qui les caractérisent, Les Echos n’avaient pas hésité à titrer en 2013 : « Comment Blake et Mortimer sont redevenus une machine à cash » — ce qui était, du point de vue du journal économique, le plus beau compliment qu’on pouvait faire.
« Depuis le succès phénoménal de L’Affaire Francis Blake en 1996, la reprise par Jean Van Hamme et Ted Benoît (600 000 exemplaires vendus), deux équipes créatives se partagent le destin romanesque des héros de Jacobs. » (Le Figaro)
« Les pavés de texte sont toujours aussi longs, la ligne tout aussi claire, le vocabulaire, entre « obédience catholique » et « rustaud campagnard », délicieusement suranné, et les lecteurs réticents à cette atmosphère n’auront pas de révélation. » (Libération)
« Ensuite parce que cet album se déroule, une fois encore, dans des décors et selon ces codes « so british » que l’auteur belge adorait tant respecter. » (20 minutes)

Et bien sûr, afin de se montrer à la hauteur de l’événement, les superlatifs sont de sortie :
« Haletant, cet album d’Yves Sente et André Juillard, est une impitoyable course contre la montre pour révéler la véritable identité du dramaturge anglais. » (Le Figaro)
« N’empêche que Le testament de William S., en se focalisant sur la recherche (fortuite) de documents attestant la réelle identité de Shakespeare, s’éloigne aussi de la « recette Jacobs » mixant, avec quel bonheur, une bonne louche de mystère, une grosse dose d’aventure et, si possible, une pincée d’exotisme. » (20 minutes)
« Entre Venise, où est découvert dans le sous-sol d’un palais un mannequin mystérieux, et Kensington Gardens à Londres, où les Teddys sévissent en détroussant les riches passants, l’enquête, à la fois littéraire et policière, est aussi vivante que passionnante. » (France Inter)
« Pas besoin ici de trop connaître l’œuvre de William Shakespeare ou de douter de son existence pour apprécier les rebondissements : les auteurs savent être pédagogues. » (Libération)

Dans ce concert de louanges, apparaît cependant une fausse note étonnante : contrairement à ses confrères enthousiastes, L’Express se montre nettement plus critique, osant même aller déclarer : « Le nouveau Blake et Mortimer est un ratage magistral » — et suscitant, sur Facebook, l’étonnement de plusieurs journalistes (qui expliquent à demi-mot que « cela ne se fait pas »).
Certes, en septembre dernier, Vincent Brunner s’était fendu d’un plaidoyer sur Slate (intitulé « Allez adieu Astérix… Il est grand temps de tourner la page de nos héros de BD franco-belges »), mais outre le fait que celui-ci s’étalait sur un « nouveau média » (donc implicitement moins légitime aux yeux de certains), il ne traitait finalement « que » d’une tendance éditoriale — reconnaissant même qu’il s’agissait peut-être d’une sorte de mal nécessaire : « Notons aussi que toutes ses poules aux œufs d’or permettent parfois aux éditeurs de prendre des risques par ailleurs en publiant des albums qui leur rapporteront peu ou rien. »
Alors, L’Express ferait-il ici preuve de lèse-majesté ? Cette sortie critique marquerait-elle le début d’une nouvelle ère, où le regard porté par les grands médias sur la bande dessinée s’intéresserait à autre chose qu’aux chiffres de vente ? Soyez rassurés, ce n’est heureusement rien d’aussi grave[2] : certes, Jérôme Dupuis ne mâche pas ses mots pour détailler tout ce qui ne lui convient pas dans ce dernier opus, mais ne voit finalement là qu’une erreur de parcours : « Bref, on espère que cet album de trop sera bien le testament jacobsien du duo Sente-Juillard. Et on attend avec impatience (pour 2017, dit-on) celui du trio Fromental-Bocquet-Aubin, qui devrait nous entraîner à Berlin durant la Guerre froide. »
Fausse alerte : on avait pu croire un instant à l’émergence d’un discours véritablement critique — il ne s’agissait en réalité que de l’expression inhabituelle d’un discours toujours résolûment amoureux.

Notes

  1. Reproduisant là certaines dynamiques des réseaux sociaux, avec leurs traînées virales aussi envahissantes qu’éphémères.
  2. On peut aussi se demander si ce n’est pas qu’une marque d’énervement passager, dont les raisons sont peut-être à aller chercher dans le fait que l’album avait été pré-publié durant l’été dans Le Figaro Magazine, concurrent du journal…
Humeur de en novembre 2016