Vues Ephémères – Octobre 2007

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Fin Août dernier, Guillaume Trouillard, des Editions de la Cerise, découvrait dans les pages de Libération l’inspiration «appuyée» de Catel visiblement puisée dans un livre de Vincent Perriot. Mais rapidement, la jeune auteure fait son mea culpa, plaide la «réminiscence» et «l’accident de parcours», et s’engage à redessiner les pages par trop «inspirées» pour la sortie en album — et les choses se règlent finalement à l’amiable. Et Casterman, avec une actualité judiciaire plutôt chargée (voir plus bas), de soupirer de soulagement.
Cette piètre excuse de la «réminiscence» pourrait prêter à sourire — si le «dessin libre» (le «mal dessiné», pourrait-on dire), autrefois alternative revendiquant un droit à la différence et à l’exploration, n’était pas en en train de devenir une nouvelle norme, au même titre que les cases tracées à la règle et le dessin soigneusement léché de certains albums franco-belges. Comme si Trondheim, Sfar et consorts avaient ouvert une brèche dans laquelle une flopée de jeunes auteurs s’engagent avec empressement, reprenant à leur compte la liberté graphique de ces défricheurs pour en faire leur recette à succès.[1]
A ce titre, la série des Donjons cristallise toute l’ambiguïté de cette tendance, alliant le travail d’auteurs de Sfar et Trondheim dans la constitution de cette grande fresque, à une approche d’imitateurs des dessinateurs choisis pour continuer les séries principales — les Kerascoët prenant la relève de Sfar sur les Crépuscules, Boulet remplaçant Trondheim sur les Zéniths, ou encore Christophe Gaultier reprenant le flambeau des Potron-Minet après Christophe Blain. Si certains arrivent à se plier à l’exercice sans pour autant abdiquer de leur personnalité propre dans leurs productions extra-donjonesques, on peut constater chez d’autres des échos troublants, tant stylistiques que thématiques.

Faut-il voir là le résultat d’une influence prépondérante ? Après tout, Trondheim et Sfar sont clairement parmi les auteurs les plus «en vue» de leur génération, que ce soit par le simple volume de leur production ou par leur rayonnement au travers des médias. L’observateur cynique pourrait même aller jusqu’à imaginer le public, d’ordinaire plutôt réticent au changement, ravi de se voir proposer des œuvres au style désormais familier, pouvant ainsi s’installer dans ses habitudes. Elevés dans l’ombre de la ligne claire, biberonnés au «bien dessiné» des 48CC, il aura fallu du temps (et bien des couvertures de Télérama) pour qu’un certain nombre de lecteurs daignent enfin se pencher sur ces Chat du Rabbin et autres Persépolis, qu’il fallait peut-être avoir lus. Et de découvrir alors l’existence d’une production autre, dans des formats et des styles différents.

On pourrait également soutenir qu’il s’agit là des conséquences d’un phénomène récurrent, signe d’un comportement cyclique de la bande dessinée (expansion-consolidation). Avec une phase créative, défrichant de nouveaux espaces (les années 70, marquées par L’Echo des Savanes et Métal Hurlant) ; suivie par une phase industrielle, mettant en application des recettes efficaces (les années 80 et la loi des séries, Glénat et la collection Vécu en tête) ; avant de replonger, en réaction, dans une phase créative (les années 90 et l’avènement des «indés»). Et de faire des années 2000 la décennie de l’assimilation d’une partie des «indés»[2] par les grands éditeurs, chacun s’attachant à reprendre à son compte les découvertes de la décennie précédente, que ce soient les auteurs, les formats ou les styles — pour ensuite en exploiter tout le potentiel commercial.

Enfin, on pourrait évoquer l’argument générationel. Ainsi, les années 90 auraient été les années de la Génération X, une génération fortement consciente des problèmes qu’on lui a légués, plutôt individualiste et méfiante à l’égard des valeurs traditionnelles et des institutions — une génération plus encline à faire les choses à sa manière. Prenant le relais, les années 2000 seraient alors les années de la Génération Y, une génération protégée et pragmatique qui tient par contre à préserver sa qualité de vie. Pas du genre à tout risquer pour réussir, mais plutôt du genre à choisir la voie la plus efficace.

Alors, trop-plein d’inspiration, efficacité industrielle ou tendance générationelle ?
En tous cas, ce qui est sûr, c’est que le terme «famille artistique» ne recouvre plus la même définition. Par le passé, il désignait un groupe de personnes partageant des valeurs, des aspirations et des démarches. Une communauté de vues, en quelque sorte, organisée autour d’une même philosophie de création. Désormais, il semble que les nouvelles familles se forment plutôt autour d’une envie de résultat, de modèles esthétiques dominants à suivre et épouser au plus près.
Et le critique de se demander s’il s’agit là des errements de jeunesse d’une génération en attente de pouvoir se forger une voix propre, ou d’une ornière dont on aura du mal à s’extraire avant le prochain cycle…

Les sorties d’Octobre 2007
Abe Shin’ichi – Un gentil garçonCornélius, Collection Pierre
Edmond Baudoin – RobertoSix pieds sous terre
Jeffrey Brown – Unlikelyego comme x
Frédéric Fleury – C’est TristeL’Employé du Moi, Collection Sous main
Vincent Fortemps – BarquesFrémok, Collection Flore
Jung Kyung-a – Femmes de réconfort, esclaves sexuelles de l’armée JaponaiseSix pieds sous terre
Ben Katchor – Le juif de New YorkRackham, Le signe noir
Loustal – Argentique USAAlain Beaulet éditeur, Les petits carnets
Magnus – Nécron 3 – Cornélius, Collection Pierre
Maruo Suehiro – La jeune fille aux caméliasEditions Imho
Olive – Petit rien et malgré toutAlain Beaulet éditeur, Les petits carnets
Tony Millionaire – Oncle GabbyRackham, Hors collection
Rosalind Penfold – Dans les sables mouvantsEditions çà et là
Riad Sattouf – La vie secrète des jeunesL’Association, Collection Ciboulette
Sylvain-Moizie – Le pommier impromptuEditions L’Oeuf
Tezuka Osamu – Hato, toujours plus haut ! 3 – Cornélius, Collection Paul
Guillaume Trouillard – ColibriEditions de la Cerise

Versions Originales
Aaron Alexovich – Kimmie66DC/Minx
Natalie d’Arbeloff – The God InterviewsNdA Press
Julie Doucet – 365 Days : A DiaryDrawn & Quarterly
Ross Campbell – Wet Moon Vol 3 – Oni Press
Brian Chippendale – MaggotsPicturebox
Lloyd Dangle – Troubletown : Told You SoTop Shelf Productions
C.F. – Powr Mastrs Vol 1 – Picturebox
Ann Marie Fleming – The Magical Life Of Long Tack SamRiverhead
Monica Gallagher – Gods & Undergrads Vol 1 – Poison Press
Anthony Lappe & Dan Goldman – Shooting WarGrand Central Publishing
Chester Gould – The Complete Dick Tracy Vol 3 – IDW
Bill Griffith – Zippy 2007 : Walk A Mile In My Muu MuuFantagraphics Books
Tove Jannsson – Moomin : The Complete Comic Strip Vol 2 – Drawn & Quarterly
Lat – Town Boy :01 First Second
Troy Little – ChiaroscuroIDW
Winsor McCay – Little Nemo In Slumberland Vol 2 – Checker Book
Travis Millard – Hey FudgeNarrow Books
R.F. Outcault – The Yellow KidChecker Books
Frank Santoro – StoreyvillePicturebox
E.C. Segar – Popeye Vol 2 : Well Blow Me DownFantagraphics Books
Lauren Weinstien – Goddess Of WarPicturebox

Collectifs
Awesome Indie Spinner Rack Anthology Vol 1 – Evil Twin Comics
The Best American Comics 2007, edited by Anne Elizabeth Moore & Chris Ware – Houghton Mifflin Company
Blab ! Vol 18 – Fantagraphics Books
La Maison Qui Pue n°7 – La Maison Qui Pue
PolyominosL’Employé du Moi, Collection Collectif

Revues
The Comics Journal #286 – Fantagraphics Books

Requiescat in Pace
– Akutsu Nobumichi (84 ans), ancien éditeur de Tezuka et rédacteur en chef de Bôken-Ô publié par Akita Shôten, l’un des premiers magazines de manga après-guerre.
Phil Frank (64 ans), créateur du strip Farley publié dans The San Francisco Chronicle pendant 32 ans.
Rubèn Sosa (66 ans), dessinateur argentin et fondateur de l’école Studio Arti Visive à Brescia, en Italie.
Larry Woromay (80 ans), dessinateur pour Atlas Comics (futur Marvel Comics) entre 1950 et 1956 principalement sur des titres de crime et d’horreur, ayant collaboré en particulier avec Stan Lee.

Au nom de la Loi …
Le verdict est tombé. Il a fallu attendre deux bons mois, mais depuis le 13 Septembre, c’est désormais officiel : selon le Tribunal de Grande Instance de Rennes, le Vilebrequin signé par Obion et Le Goëfflec a bien été mal imprimé par KSTR/Casterman.
On pourrait presque se réjouir de voir la bande dessinée (art mineur pas prise de tête) considérée avec toute la gravité de la Loi en action s’improvisant critique l’espace d’une ordonnance :
«A la suite d’une erreur de mise en page (…), les pages sont décalées alors que les auteurs avaient prévus des effets de vis à vis sur deux pages contigües. Les effets visuels sont particulièrement perdus en ce qui concerne les pages 17 et 18, 41 et 42, 43 et 44 et 65 et 66. Les effets de rythme, chaque paire de pages en vis à vis contenant une séquence, sont également perdus. Enfin les teintes du premier ouvrage sont plutôt grises que noires, avec des traces de pinceau, alors que les teintes de l’ouvrage réimprimé sont nettement noire et blanche.»
L’histoire ne dit pas, par contre, si madame le Juge a apprécié la lecture de l’œuvre en question…

Cachez ce sein …
Enfin, notons que le petit monde de la bande dessinée américaine est en train de vivre un second nipplegate (toutes proportions gardées), après qu’un professeur de Guilford ait donné à lire Ice Haven de Dan Clowes à l’une de ses élèves âgée de 14 ans. Aussitôt, indignation des parents (pour qui l’œuvre est ouvertement pornographique, sein dénudé et évocation d’actes sexuels à l’appui), démission forcée du professeur et enquête policière à suivre — on ne rigole pas avec les lectures des collégien(ne)s aux Etats-Unis.
A côté de la plupart des médias qui se sont empressés d’en faire leurs gorges chaudes (et oui, sexe et scandale, ça vend toujours), on relèvera quand même un certain nombre de réactions raisonnables et modérées, revendiquant haut et fort les qualités du livre incriminé et fustigeant les sorties tonitruantes des parents trop prompts à l’emportement.
Comme quoi, tout n’est peut-être pas pourri dans le royaume après tout …

Notes

  1. L’étymologie du mot «plagiat» prenant alors tout son sens : du latin plagiarius, ii, «celui qui vole l’esclave d’un autre ou vend une personne libre».
  2. Dont une partie a, sinon mis la clé sous le paillasson, du moins sombré dans une léthargie quasi-définitive. Les bonnes volontés ont fait du chemin, sont devenues des auteurs reconnus mais aussi des pères de famille, et les enthousiasmes d’hier ont laissé place à la sécurité d’aujourd’hui. Certaines amitiés ont pu se distendre, et les belles aventures sont désormais devenues de beaux souvenirs.
Humeur de en octobre 2007