Vues Éphémères – Octobre 2017

de

« I want to be a part of it, New York, New York… »
Tout le monde connaît la fameuse chanson de Frank Sinatra — même, visiblement, les éditeurs de bande dessinée, puisque l’on peut découvrir l’événement de cette rentrée pour le SNE : « La French Comics Association organise la seconde édition du festival FRENCH COMICS FRAMED à New York du 3 au 9 octobre 2017. » On pourrait même saluer ici une forme de retenue toute française, là où les Américains n’hésitent pas à dégainer les superlatifs : « NYCC ’17 : “French Comics Kiss Better” with huge Comics Framed festival. » Alléchant, non ?
Bon, pour ma part, il faut reconnaître que je n’avais pas entendu parler de ce festival « French Comics Framed », et que je découvrais pour l’occasion l’existence de cette « French Comics Association. » Alors, histoire de ne pas me coucher idiot, je suis allé y regarder d’un peu plus près…

Festival French Comics Framed ?

Le site de l’association affiche fièrement l’événement, présenté comme « A week-long festival, day-to-night around the New York Comic Con. » Non, vous n’avez pas mal lu : la chose se déroule « autour » du New York Comic Con. C’est donc un festival, mais pas vraiment, vous voyez ? Non ? Épluchons donc le programme, histoire de cerner plus précisément de quoi il retourne.

En bref : neuf auteurs (Pénélope Bagieu, Brüno, Mathieu Lauffray, Patricia Lyfoung, Fabien Nury, Alexis Sentenac, El Torres, Valérie Vernay et Zep) ont été invités pour le New York Comic-Con (qui se tiendra du 4 au 9 octobre 2017), et l’association va y tenir un stand (#1669). Les auteurs vont participer à une conférence (Zep et Pénélope Bagieu, en compagnie de Julia Wertz le 4 octobre), à six tables rondes (dont deux consacrées à la promotion d’un éditeur américain, ayant publié les auteurs en question) et une projection, plus trois séances de dédicaces — l’animation du samedi durant « Lit Crawl Brooklyn » restant encore mystérieuse. Et c’est tout. « Huge Comics Framed festival », vous disiez ?

Pour être honnête, l’édition précédente de ce « festival » avait été un rien plus riche, comme l’indique son compte-rendu dans le rapport d’activité du SNE pour 2016-2017 : « Sa première action a été l’organisation du festival French Comics Framed qui s’est déroulé à New York du 26 septembre au 5 novembre 2016. Ce festival a débuté par une exposition à la Cooper Union présentant des planches grand format d’œuvres du patrimoine franco-belge. Il s’est prolongé à la New York Comic Con, du 6 au 10 octobre, sur le stand de la FCA destiné à faire découvrir au grand public de nombreuses bandes dessinées dans leur traduction anglophone. Les seize auteurs invités[1], présents pour des conférences[2] et des dédicaces, ont également été accueillis pour des rencontres par six institutions culturelles et universitaires prestigieuses : la librairie Albertine, The Society of Illustrators, la School of Visual Arts, le Museum of the City of New York, The Cooper Union, la Columbia University[3]. Les événements du festival French Comics Framed ont été organisés avec le soutien des services culturels de l’ambassade de France aux États-Unis. »

Il faut souligner que « le soutien des services culturels de l’ambassade de France aux États-Unis » peut prendre plusieurs formes, qu’il s’agisse des aspects logistiques (prise de contact, interprétariat, etc.) ou même purement organisationnels : ainsi cette année, la séance de dédicaces-rencontres du jeudi soir est organisée en partenariat avec l’Ambassade de France, et il y a de grandes chances que le « glass of wine » qui y sera proposé soit financé par la-dite Ambassade…

Résumons rapidement :
– en 2016, 16 auteurs invités, 7 rencontres ou conférences, 1 exposition, 1 stand ;
– en 2017, 9 auteurs invités, 7 rencontres ou conférences, 1 projection, 1 stand[4].

French Comics Association ?

L’information m’avait échappé : c’est dans son rapport d’activité 2015-2016 que le SNE annonce la création de cette structure, et définit ses ambitions : « Les éditeurs ont créé en janvier 2016 une association dédiée à la promotion de la bande dessinée franco-belge à l’étranger. La French Comics Association agira en 2016 et 2017 en partenariat avec le CNL et le BIEF pour soutenir les échanges littéraires autour de la bande dessinée aux États-Unis. Son action contribuera à faire connaître outre-Atlantique la richesse des catalogues francophones en participant à des salons, expositions et conférences. »
Il faudra par contre aller chercher dans un article de Livres-Hebdo pour découvrir la nature de ce « partenariat avec le CNL et le BIEF » (Bureau International de l’Édition Française) : « Les subventions ont été débloquées avant l’été avec un soutien du CNL (85 000 euros) et du BIEF (30 000 euros), et l’association, qui réunit Casterman, Dargaud, Delcourt, Dupuis, Futuropolis, Gallimard BD, Glénat, Le Lombard, Rue de Sèvres, Soleil et Steinkis, passe à la vitesse supérieure. » (Au passage, Livres-Hebdo indique également qu’il s’agit d’« [u]n projet né il y a quatre ans alors que Philippe Ostermann, DG délégué de Dargaud, était président du groupe BD au Syndicat national de l’édition. »)

Pour référence, le soutien du CNL au Festival d’Angoulême s’élevait, la même année, à hauteur de 125 000 euros[5]. Hasard extraordinaire, le siège social de cette nouvelle association est situé au 115, boulevard Saint Germain, Paris 6e[6], soit dans les bureaux mêmes du BIEF. Mais c’est pour la bonne cause, puisqu’il s’agit de « faire connaître outre-Atlantique la richesse des catalogues francophones ». Certes, pas tous les catalogues francophones, mais pour la modique somme de 1000 euros, vous aussi vous pouvez adhérer à l’association et bénéficier de cette force de promotion. Au moins, comme ça, on est sûr de rester entre gens (de) bien.

Mais les choses n’en restent pas là : à force d’éplucher le programme du fameux « French Comics Framed », on finit par remarquer que les trois séances de dédicaces hors NYCC prévues pour 2017 sont organisée en collaboration avec Europe Comics, structure (elle aussi) inconnue au bataillon.

Europe Comics ?

Encore une fois, j’avais raté cette annonce, pourtant évoquée dans le dossier de rentrée 2015 de Livres Hebdo : « Pendant le Comic Con de San Diego, le plus grand rendez-vous de la bande dessinée et de la culture geek aux Etats-Unis, Mediatoon Licensing, filiale de Média-Participations, a confirmé dans un communiqué daté du 10 juillet le lancement du projet « Europe Comics » à l’automne 2015. » Lequel projet « comprend la distribution en ligne de bandes dessinées européennes, la promotion internationale de leurs auteurs, la création d’un site Internet de référence sur le neuvième art et d’un label Europe Comics représentant la variété et la richesse de la création européenne. »
Sur le site de l’initiative, cette belle déclaration d’intention : « Europe Comics began as an idea of Franco-Belgian comics agent Mediatoon Licensing. Three years (and a lot of work) later, it evolved into a 13-partner pan-European alliance, supported by the European Commission and held together by the desire to spread the European graphic novel heritage around the world. »[7]

Un instant, j’ai été pris d’inquiétude — treize à table, ne serait-ce pas de mauvais augure ? Rassurez-vous : Mediatoon Licensing, porteur de la belle idée, a invité en premier lieu ses amis. Et en fait de 13 partenaires, il faudrait plutôt parler de cinq filiales du groupe Média Participations plus deux de leurs satellites, et de six partenaires[8].
Ensuite, trois ans (et deux millions d’euros) plus tard, devrait-on dire — parce que c’est bien là le montant du soutien apporté par la Commission Européenne à ce projet pour quatre ans (de juin 2015 à mai 2019), et dont 45 % ont d’ores et déjà été financés[9]. Que voulez-vous, il fallait bien récompenser à sa juste valeur une idée aussi fulgurante (diffusion en ligne, promotion internationale, création d’un site internet  et d’un label). Pas de chance pour les retardataires, par contre : si la plateforme est ouverte aux candidatures d’autres éditeurs, il ne sera pas possible de bénéficier des aides européennes, déjà attribuées.

Ah oui, dernier détail : « Izneo distribuera le label Europe Comics dans toutes les librairies et plateformes numériques. » C’est toujours ça d’économisé, pas la peine de devoir développer (à grand coût !) une plateforme de diffusion en ligne, puisqu’elle existe déjà. Izneo donc, société de diffusion et de commercialisation de bande dessinée en ligne, joint-venture de neuf éditeurs de bande dessinée : Bamboo, Casterman, Dargaud, Dupuis, Futuropolis, Gallimard, Jungle, Le Lombard, Steinkis… soit les groupes Madrigall, Média Participations, Bamboo et Steinkis (tout cela a probablement un petit air de déjà-vu, non ?). Pour rappel, Izneo a été créée en mars 2010 et a bénéficié du soutien du CNL à hauteur de 190 300€ (30 000€ en 2010, 150 000€ en 2011, et 10 300€ en 2015).

Une question de perspective…

A la fin de l’été, Livres Hebdo publiait son habituel classement de l’édition mondiale. On pouvait ainsi y apprendre que le groupe Madrigall (qui englobe Casterman, Futuropolis et Gallimard BD) pointait au 30e rang mondial avec un chiffre d’affaires livres estimé à 437 millions d’euros en 2016 ; et que le groupe Média Participations était alors 35e éditeur mondial avec 352 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2016… et ce, avant même de s’offrir le groupe La Martinière (lui-même 46e éditeur mondial avec 206 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2016). Pour rappel, Glénat Edition annonçait 50 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2016, quand Delcourt Edition (qui regroupe Delcourt et Soleil) représentait 34,6 millions d’euros de chiffre d’affaires.[10]

Résumons donc :
Le SNE (dont le président depuis 2014 n’est autre que Vincent Montagne, par ailleurs président de Média Participations) organise en 2016 la création de la French Comics Association (sous l’impulsion de Philippe Ostermann, DG délégué de Dargaud et alors président du groupe BD au SNE), structure subventionnée à hauteur de 115 000€ par le CNL et le BIEF, et qui s’attache à promouvoir aux Etats-Unis les catalogues de six groupes d’éditeurs qui cumulent plus de 870 millions d’euros de chiffre d’affaires. Histoire de tenir à l’écart les « petits » éditeurs, le montant de l’adhésion à l’association a été fixé à 1000€.

Par ailleurs, Mediatoon Licensing (filiale de Média Participations) a fédéré autour du groupe auquel elle appartient quelques éditeurs européens pour lancer Europe Comics, structure financée par une subvention de la Commission Européenne d’un montant de 2 millions d’euros sur quatre ans (de juin 2015 à mai 2016), destinée à la diffusion numérique de bandes dessinées européennes et à leur promotion à l’international — en fait, essentiellement une aide à la traduction, puisque la diffusion sera assurée via Izneo. A date, l’offre ainsi soutenue est composée à 94 % de titres issus du catalogue du groupe Média Participations. La structure Europe Comics, coordonnée par Mediatoon Licensing, est ouverte aux autres éditeurs, mais seuls les initiateurs de la chose pourront bénéficier des largesses européennes.

Enfin, Izneo (présidée par Claude de Saint-Vincent, directeur général de Média Participations) est une plateforme commerciale de diffusion numérique de bandes dessinées, dont le développement a bénéficié de 190 300€ de subventions du CNL accordées à cette joint-venture de cinq groupes d’éditeurs[11] qui cumulaient alors plus de 840 millions d’euros de chiffre d’affaires.

Pas plus tard que le mois dernier, sur la RTBF, François Pernot (directeur général de Média Participations) déclarait : « nous avons 20 % de notre production qui fait vivre […] l’ensemble des maisons. Et sur ces 20 %, il y en a un tout petit pourcentage qui va devenir une source de revenus pérenne et en constituant des best-sellers ». Et le journaliste d’expliquer que « [l]es revenus que génèrent ces blockbusters permettent de lancer de nouveaux auteurs et aussi, bien sûr, de rémunérer les actionnaires et leurs structures. » Les revenus, certes, mais aussi les subventions.

Notes

  1. Soit, si l’on en croit la brochure éditée pour l’occasion : Pénélope Bagieu, Olivier Balez, François Boucq, Barbara Canepa, Stéphane Créty, Etienne Davodeau, Arthur de Pins, Jacques Ferrandez, Asaf Hanuka, Kerascoët, Matz, Catherine Meurisse, Jean-Claude Mézières, Nicolas Otero, Clément Oubrerie, Jean-Marc Rochette, Anne Simon. Ce qui fait, sauf erreur, dix-sept auteurs, et encore, en comptant pour « un » le duo Kerascoët. Bref, soit le SNE s’est trompé dans les comptes, soit un auteur dans la liste prévue n’a finalement pas pu effectuer le voyage…
  2. En fait, très exactement deux tables rondes durant le NYCC, ce qui justifie le pluriel.
  3. Techniquement, il n’y a eu que cinq rencontres dans cinq des lieux « prestigieux » cités, la Cooper Union ayant accueilli l’exposition. A noter que la rencontre avec Asaf Hanuka à la Society of Illustrators était payante.
  4. Au vu des « floor plans » du NYCC, le stand loué pour l’occasion est un stand s’étendant sur deux espaces standards. Selon les informations que j’ai pu trouver, cela représenterait un budget compris entre $3000 et $8000 (pour la fourchette la plus haute).
  5. Le BIEF est lui-même subventionné (ou peut-être même financé) par le CNL à hauteur de 2 560 000€ pour l’année 2016, concentrant à lui seul 9,6 % du total des subventions accordées par le CNL pour 2016. Selon sa propre description : « L’organisme, de structure associative, a été créé en 1873 par le Cercle de la librairie. Le BIEF bénéficie de l’appui du Centre national du livre et d’un soutien du ministère des Affaires étrangères. Il travaille en étroite collaboration avec les organismes professionnels français, en premier lieu le Syndicat national de l’édition (SNE). » Son conseil d’administration est composé de dirigeants de maisons d’édition.
  6. Information tirée de la publication au Journal Officiel, pour la création de l’association.
  7. « Europe Comics est né d’une idée de l’agent de bande dessinée franco-belge Mediatoon Licensing. Trois ans (et beaucoup de travail) plus tard, celle-ci est devenue une collaboration pan-européenne entre 13 partenaires, soutenue par la Commission Européenne et unie par le désir de promouvoir l’héritage de la bande dessinée européenne dans le monde entier. » Ma traduction.
  8. Soit : Dargaud, Dupuis, Ellipsanime Productions, Le Lombard et Mediatoon Licensing, tous appartenant au groupe Média Participations ; Ballon Media (dont Média Participations est actionnaire mineur) et Cinebook (dont le catalogue de traduction anglaise est essentiellement composé de titres publiés chez Média Participations), pour les satellites ; et les partenaires : Akan Ajans (agence de droits, Turquie), BAO Publishing (maison d’édition, Italie), Darkwood (maison d’édition, Serbie), Dibbuks (maison d’édition, Espagne), Timof i Cisi Wspólnicy (maison d’édition, Pologne) et Tunué (maison d’édition, Italie.
  9. Sur le papier, rien à redire, les promesses ont été tenues : il y a très exactement 267 titres disponibles pour la diffusion en ligne (dont 252 relevant du catalogue de Média Participations, soit 94 % de l’offre), la promotion (toute entière tournée vers les Etats-Unis) est donc techniquement internationale, enfin, le site et le label existent bien.
    J’avoue être très dubitatif sur ce qui est du « site Internet de référence sur le neuvième art » : les « news » sont un mélange incongru où cohabitent actualité du site, événements organisés (entretiens d’auteurs et annonces d’actions), articles de fond sur l’histoire de la bande dessinée européenne, et dossiers thématiques à vocation promotionnelle évidente (comme cette série d’articles consacrés à Valérian, que vient conclure ce dossier en deux parties sur les adaptations de bandes dessinées au cinéma). Quant à la partie professionnelle, qui nécessite de s’enregistrer, son contenu est d’une pauvreté confondante, se contentant de traduire en anglais des travaux existants : on y retrouve ainsi le rapport annuel de l’ACBD 2015 en guise d’analyse du marché franco-belge, son équivalent flamand (cru 2016) compilé par David Steenhuyse pour le site Stripspeciaalzaak.be, un rapide survol du marché italien réalisé à partir de trois articles de presse, une « analyse » demographique du fan européen basée sur des données Facebook (dont on imagine qu’elle est d’une représentativité sans faille, hum) et empruntée à Brett Schenker du site Graphic Policy, et enfin une liste des œuvres européennes disponibles en anglais établie avec l’aide de FrenchCulture.org, le site des ambassades de France aux Etats-Unis.
  10. Rue de Sèvres appartient au groupe L’école des Loisirs (qui ne communique pas de chiffre d’affaires), alors que Steinkis est un groupe indépendant dont le dernier chiffre d’affaires disponible (de 2,6 millions d’euros) remonte à 2013.
  11. A l’époque, le groupe Madrigall n’avait pas encore réalisé l’acquisition du groupe Flammarion.
Humeur de en octobre 2017