Vues Éphémères – Octobre 2018

de

5 octobre – France Info : « Un an après #MeToo, le sexisme dans les mangas persiste »
Jounalisme 2.0 oblige, le bref article sur le site n’a pour but que d’introduire la vidéo illustrée qui sert de reportage. La séquence s’intitule « Draw my news », ce qui, venant du service public, me fait un peu mal à la Loi Toubon. La vidéo dure 1m57s, le texte fait à peine plus de 1000 signes — autant dire que l’on est dans la pastille, le résumé rapide et qui ne fait pas dans le détail. Au menu : généralisations hâtives, jugements à l’emporte-pièce et raccourcis douteux, pour un grand moment de n’importe quoi journalistique joyeusement à charge.

Pour nous parler de la situation depuis l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo (qui remontent tous deux à l’année 2017), la petite vidéo convoque un certain nombre de séries japonaises venant illustrer (pour la plupart) ou apporter un contre-exemple à cet immobilisme constaté. Soit dans l’ordre[1] : Dragon Ball (paru entre 1984 et 1995), Love Hina (1998-2001), One Piece (qui débute en 1997 et paraît toujours), Fruits Basket (1998-2006), Nana (2000-2009) et enfin City Hunter (1985-1991).
Ce panorama du manga est problématique à plus d’un titre : d’une part, il ne permet absolument pas de jauger l’évolution des pratiques dans l’après Weinstein/#MeToo, puisqu’à l’exception de One Piece, toutes les autres séries ont cessé de paraître il y a dix ans ou plus. D’autre part, c’est là sans conteste un panorama tronqué, établi à l’aune des best-sellers français, et écartant d’un revers de main (en mentionnant rapidement Nana) la production féminine en bande dessinée probablement la plus importante de la planète.
Surprise, à ce moment de la vidéo, un passage qui ne soit pas hors-sujet, puisque l’on vient à parler de Christine Lévy, maîtresse de conférence à Bordeaux et spécialiste de la place des femmes au Japon, qui aurait dit que « non, rien n’a vraiment changé depuis l’affaire Weinstein ». On aurait aimé entendre les raisons qu’elle identifie pour expliquer cela, explorer avec elle les lueurs d’espoir qui pourraient exister — mais non, hop hop hop, on passe vite à autre chose.
Ainsi, l’argument final repart dans les mêmes approximations : on cite le rapport du Forum Economique Mondial sur la parité homme-femme, dans lequel le Japon pointerait à la 114e place. CQFD, les mangas sont sexistes, #MeToo n’a rien changé. Sauf que tout d’abord, la dernière édition de ce rapport date de… fin 2017, soit juste après l’affaire Weinstein. Et ensuite, ce rapport fournit (dixit le Ministère de l’Education) « pour chaque État une synthèse statistique autour de quatre thèmes principaux : la participation des femmes à l’activité économique et les opportunités d’accès au monde économique, l’accès à l’éducation de base et supérieure, la santé et l’espérance de vie et enfin la présence des femmes dans la vie et l’action politique. » Certes, tous ces sujets sont importants, et il ne fait aucun doute qu’il y aurait beaucoup à faire pour améliorer la place de la femme dans la société japonaise. Mais j’ai du mal à voir comment ils seraient pertinents pour juger de l’impact du mouvement #MeToo.

Plutôt qu’apporter quelques compléments et de fournir les sources sur lesquelles se base la vidéo pour étayer ses affirmations, le texte de l’article reste tout aussi évasif, et choisit plutôt de servir les invariants du discours habituel entourant les mangas depuis Pascal Lardellier et sa fameuse sortie dans Le Monde Diplomatique (en 1995, déjà). Une fois de plus, voici le portrait d’une industrie du manga pilotée par le marketing (« les éditeurs japonais n’hésitent pas à faire des enquêtes auprès des lecteurs ») afin de flatter les plus bas instincts de son public (telle cette « pratique cynique connue comme “fan service” »). Signe incontestable du machiavélisme des éditeurs, « l’hypersexualisation des jeunes filles, que l’ONU a tenté en vain d’interdire dans les mangas ». « Les éditeurs ont râlé, parce que ça nuisait à leur “liberté d’expression” », nous dit la vidéo, insistant d’un ton grinçant sur ces derniers mots.
C’est là pour le moins une manière lapidaire de résumer une situation complexe. Certes, le 26 octobre 2015 — soit deux ans avant #MeToo — Maud de Boer-Buquicchio (rapporteuse spéciale de l’ONU sur le trafic d’enfants, la prostitution infantile et la pornographie impliquant des mineurs) explique que « quand il s’agit de contenus spécifiques, d’extrêmes pornographies infantiles, les mangas devraient être interdits », tout en reconnaissant la « difficulté de trouver le bon équilibre » entre libertés d’expression et la nécessité de protéger les enfants. On est donc assez loin du résumé que ce « reportage » choisit d’en faire.
Rappelons d’ailleurs que cinq ans avant la conférence de presse de la rapporteur de l’ONU, le Tokyo Metropolitan Government (TMG) avait passé en 2010 une ordonnance (la loi 156) durcissant la législation concernant en particulier les mangas. Pour reprendre l’analyse qu’en faisaient à l’époque Les Inrocks : « Désormais, s’appuyant sur la loi 156, autrement nommée “ordonnance destinée au bon développement de la jeunesse”, le TMG a également le droit d’étendre ses restrictions à tout manga, dessin animé ou jeu vidéo faisant montre “d’actes sexuels contraires à la loi ou d’actes sexuels entre personnes ne pouvant se marier légalement si ses scènes sont présentées de manière élogieuse ou exagérée” (derrière la consanguinité et les mariages intrafamiliaux, c’est l’homosexualité qui est clairement visée). Plus gênant encore, “les actes considérés comme violents, obscènes, ou à même de perturber l’ordre social” sont mentionnés. Des termes bien trop flous pour ne pas inquiéter. » Il n’est donc pas surprenant que la loi (qui est toujours en vigueur) ait rencontré une levée de boucliers de la part des professionnels (auteurs, éditeurs et avocats).

Il y a maintenant plus de vingt ans, lorsque l’article de Pascal Lardellier était paru, on s’était longuement interrogé sur l’image sulfureuse qu’avaient les mangas dans la presse, et sur les moyens d’y remédier. Éduquer, expliquer, informer — beaucoup étaient convaincus que le temps aidant, la méconnaissance disparaîtrait pour laisser place, sinon à une acceptation, du moins à de la tolérance.
Aujourd’hui, en voyant cette petite vidéo, je m’interroge à nouveau : peut-être que tout cela n’a jamais vraiment été un problème de mauvaise image — mais bien de mauvais journalisme.

Notes

  1. Quelques allusions à d’autres titres ont pu m’échapper, que l’on veuille bien m’en excuser.
Humeur de en octobre 2018