Vues Ephémères – Rentrée 2009
C’est la rentrée, les affaires reprennent. Et quelles affaires !
La semaine dernière, les «mastodontes japonais» Shôgakkan et Shûeisha prenaient pied en terre européenne, en rachetant le français Kaze et l’allemand Anime Virtual. Avec la ferme ambition de «se positionner comme le nouvel acteur majeur européen sur le secteur de l’entertainment japonais» — qu’on se le dise, l’offensive longuement attendue est désormais lancée.
Cette semaine, c’est Disney qui s’offre Marvel pour la coquette somme de quatre milliards de dollars. Là encore, les objectifs sont clairs : «Nous pensons que l’ajout de Marvel au portefeuille unique de marques de Disney génère des opportunités significatives de croissance à long terme et de création de valeur» confie l’enthousiaste Robert A. Iger, président et CFO de la Walt Disney Company.[1]
Si, dans un cas comme dans l’autre, la surprise était de mise lors des annonces, les observateurs-de-l’industrie ont tôt fait de se reprendre. Et ces messieurs d’expliquer très posément que tout cela est très logique, de faire valoir stratégies et synergies, d’agiter portefeuilles de marques et réseaux de distribution, et finalement d’applaudir des deux mains ces belles noces de raison. Après tout, quatre milliards, ça force le respect.
A l’autre bout du spectre, la nouvelle version de Lapin fait également sa rentrée. Et dans l’éditorial qui ouvre les pages de ce trente-neuvième numéro, JC Menu parle aussi, à sa manière, d’«opportunités significatives de croissance à long terme et de création de valeur» :
«Lapin n’a jamais été rentable et les revues se vendent très peu, ce qui reste pour nous un mystère, tant les revues sont importantes, aussi bien pour leur faculté à faire découvrir de nouveaux auteurs que par la liberté optimale qu’elles peuvent procurer à ces auteurs. Il faut savoir qu’aujourd’hui tout comme aux débuts, cela reste impossible de rémunérer les auteurs ici présents. La revue perdant de l’argent rien que par sa fabrication, il n’est pas possible de rémunérer 204 à 244 pages même pour une somme dérisoire.»
Ici, pas de milliards, mais tout juste «quelques centaines de lecteurs éclairés» qui permettent à l’expérience de perdurer. Il ne s’agit plus de raisonner en secteurs de marché à conquérir, mais en découvertes et en expérimentations. Alors que le mot d’ordre «travailler plus pour gagner plus» se trouve renforcé par le contexte de crise mondiale, c’est incongru, incompréhensible, presque inacceptable — habitués que nous sommes à voir célébrer best-sellers, phénomènes éditoriaux, ou séries à succès.
Soyez rassurés, l’économie a vite fait de reprendre ses droits. Ainsi, la revue critique Comix Club[2] suspend sa parution en Novembre prochain avec son onzième numéro. Pour le coup, le soutien de ses propres «quelques centaines de lecteurs éclairés» n’aura pas suffi.
Plus au Nord, c’est au tour de la Cinquième Couche de se retrouver en «situation critique» suite à des «résultats décevants». Hier déclarant dans son manifeste être une «association sans but lucratif (ayant) pour but et légitimité de publier tout ce qu’il lui semble bon et important de publier», la voilà aujourd’hui qui se fait rattraper par la réalité économique et envahir par le vocabulaire aseptisé qui l’accompagne.
Enfin, selon l’article qui révèle cette nouvelle, ce cas ne serait pas isolé, puisque L’employé du Moi[3] et le Frémok[4] seraient également touchés. [Ou pas, cf. commentaire de Thierry Van Hasselt ci-dessous.]
Face à cette étrange épidémie, la Cinquième Couche appelle à questionner «la place de la bande dessinée indépendante dans le système général de l’édition francophone», et critique la «logique d’inscription dans un cycle court et de rotation rapide des livres en librairies». La librairie, lieu de rencontre des ces univers si dissemblables — sommes faramineuses contre petits moyens, création de valeur contre «sans but lucratif», logique commerciale contre projet éditorial.
Certes, comme toujours, la presse sera prompte à célébrer les meilleures ventes et à applaudir les plus belles performances, donnant peut-être l’illusion que la bande dessinée ne connaît pas la crise. Mais il ne faut pas oublier, en cette période de rentrée, que d’autres aventures éditoriales s’inscrivent ailleurs, loin des retours sur investissement et des courbes de croissance. Et quand bien même elles relèveraient de l’utopie, avec de petites structures aussi fragiles qu’exploratrices, ce sont aussi (surtout ?) elles, à la marge, qui contribuent à enrichir et faire évoluer ce qu’est la bande dessinée aujourd’hui.
Ancco – Aujourd’hui n’existe pas – Cornélius
Martes Bathori – Djakarstadt 2 : L’île du Doktor More O. – Les Requins Marteaux
Vincent Bergier & Laurent Kling – Les rois du pétrole – La Pastèque
Laurent Bramardi & Lorenzo Chiavini – Pénélope et Marguerite – Les Enfants Rouges
*Démoniak – 2. Dirty Diana – Frémok, Collection Flore
Olivier Deprez – Lenin Kino – Frémok, Collection Flore
Cyril Doisneau – 184 rue Beaubien – La Pastèque
Perrine Dorin & Natacha Sicaud – Sauve qui peut – Diantre !
Fabcaro – Like a steak machine – La Cafetière
Gébé – L’âge du fer – L’Association, Collection Eperluette
Nicolas Journoud – Ex-Patria – Six pieds sous terre, Collection Plantigrade
Kusunoki Shohei – La promesse – Cornélius
Manuel – Plan ‘B’ – L’Association, Collection Mimolette
Eric Nosal – Voyages ordinaires par Jules Verne : mode d’emploi – Les Requins Marteaux
Harvey Pekar – Anthologie American Splendor Vol. 1 – Editions çà et là
Gaël Remise & Fabien Tillon – Trilogie des Ventres Creux T01 Les mèches courtes – Vertige Graphic
Mathieu Sapin – Le journal de la jungle 6 – L’Association, Collection Mimolette
Kazimir Strzepek – Etoile du chagrin 1 et demi – Editions ça et là
Jeffrey Brown – SULK Vol.3 – Top Shelf Productions
Eddie Campbell – Alec : The Years Have Pants (A Life-Size Omnibus) – Top Shelf Productions
Paul Hornschemeier – All and Sundry : Uncollected Work 2004-2009 – Fantagraphics
Tove Jansson – The Book About Moomin, Mymble and Little My – Drawn & Quarterly
Hans Rickheit – The Squirrel Machine – Fantagraphics
Collectifs
En chemin elle rencontre… – Des Ronds dans l’O
Revues
The Comics Journal #300 – Fantagraphics
Jade 200U – Six pieds sous terre, Collection Lépidoptère
MOME Vol.16 – Fantagraphics
Requiescat in Pace
– Carlo Barbieri (64 ans), co-fondateur (avec sa femme Paola et l’auteur de bande dessinée Igort) de l’éditeur italien Coconino Press.
On pourrait presque croire à des manœuvres coordonnées : alors que Shôgakkan et Shûeisha posaient un pied en Europe, de l’autre côté de l’Atlantique, c’est Kôdansha qui entre en action, et décide de ne pas renouveler les licences jusqu’ici attribuées à Tokyopop. Si quelques-unes des séries en cours devraient se conclure chez d’autres éditeurs (Del Rey Manga et Dark Horse en première ligne), un grand nombre de titres sont à l’heure actuelle laissés en suspens…
Notes
- Traduction par mes soins : «We believe that adding Marvel to Disney’s unique portfolio of brands provides significant opportunities for long-term growth and value creation», citation tirée de cet article.
- Publiée par les Editions Groinge.
- Structure qui anime par ailleurs depuis 2007 le projet GrandPapier, plate-forme gratuite de diffusion de bande dessinée en ligne.
- Décrit sur le site officiel comme «une plate-forme de projets fondée autour des œuvres réalisées, réunies ou choisies par l’association sans but lucratif Fréon basée à Bruxelles.»

Super contenu ! Continuez votre bon travail!