Vues Éphémères – Rentrée 2017

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La presse est formelle : à ce qu’il paraît, c’est la rentrée. Et après nous avoir rabattu les oreilles avec l’arrivée des vacances, c’est très logiquement que l’on va nous expliquer que, fini de rire, c’est désormais la rentrée. Rentrée scolaire, rentrée universitaire, rentrée littéraire, rentrée parlementaire, rentrée politique, rentrée médiatique, voire grille de rentrée (radiophonique ou télévisuelle) — personne n’y échappe, c’est la rentrée. Et si jamais vous l’aviez oublié, la RTBF nous le rappelle : « Ce début septembre marque aussi la rentrée littéraire pour les BD. »
Pour être honnête, j’aurais préféré que la RTBF s’arrête là. Après tout, la formule était parfaite, déclarant avec un naturel confondant que la bande dessinée était une littérature — que demander de plus ? Mais ce serait oublier combien d’enjeux commerciaux se cachent derrière cette fameuse « rentrée littéraire », et ce bref instant d’illumination fut rapidement écarté pour laisser place au discours économique de rigueur.
Pour tenir ce discours, un invité de marque : François Pernot, « directeur général de Média Participations, auquel appartiennent des maisons comme Dargaud ou le Lombard, » bref, un spécialiste. Et quand le spécialiste parle, on l’écoute, religieusement, sans remettre en question les affirmations qu’il pourrait faire — c’est un spécialiste, vous savez, il doit connaître son sujet.

Il y a des moments comme celui-ci où je me dis qu’il faudrait que je m’attelle à une mise à jour de la Numérologie[1]. Mais bon, c’est la rentrée, rappelez-vous, le temps manque puisque tout repart sur les chapeaux de roues, donc on se contentera d’un commentaire de texte en mode « fact-checking », le cas échéant. Parce que, comme vous vous en doutez, il y a de quoi redire.

« Les spécialistes, les gens qui vont nous relayer dans les médias ou dans les magasins, les libraires sont à ce moment-là informés, ce qui leur permet d’informer d’ailleurs leurs clients en leur disant ‘j’ai une bonne surprise pour toi en fin d’année, je vais avoir un Batman par Marini' ».
Tout le monde l’aura remarqué, monsieur Pernot est content, il a fait son petit coup de promo comme ça, l’air de rien. C’est de bonne guerre, pourrait-on dire. Sauf qu’il a aussi, mine de rien, exposé la manière dont il perçoit spécialistes et libraires — simples relais d’information destinés à informer les clients. Je pense qu’ils apprécieront.

Il faut dire aussi que la concurrence est rude : plus de 5 000 BD ont été publiées dans l’espace francophone sur un an. Les maisons d’édition dont s’occupe François Pernot publient environ 700 titres cette année, dont 300 rien qu’au cours de cette rentrée.
Il faudrait que je me renseigne auprès des gens de l’ACBD : visiblement, leur travail de pédagogie est bien meilleur que le mien, quand on voit combien les journalistes ont fait leurs les chiffres du rapport de Gilles Ratier relatifs à la production. Cependant, l’équivalence établie entre « nombre de sorties » et « concurrence élevée » est un raccourci simpliste et fallacieux : tous les livres sont loin d’être égaux entre eux, et il est peu probable que les productions alternatives à diffusion restreinte représentent véritablement une concurrence aux têtes de gondole vendues à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires…

[l]a majorité des albums n’est pas rentable. Selon François Pernot, il faut vendre environ 10 000 exemplaires pour qu’une BD soit à l’équilibre financier. « Chez nous, nous avons 20 % de notre production qui fait vivre — je parle en termes de nouveautés — l’ensemble des maisons, explique-t-il. Et sur ces 20 %, il y en a un tout petit pourcentage qui va devenir une source de revenus pérenne et en constituant des best-sellers, en constituant donc des livres qui atteindront le haut du hit parade ».
Dans notre société libérale où règne la loi du marché, il n’est pas de pire catastrophe que de ne pas être rentable. C’est d’ailleurs cette phrase-choc qui est affichée en titre de l’article, comme pour venir sonner l’alarme : « Les albums de bande dessinée en majorité pas rentables. » Et l’on ne peut qu’admirer l’incroyable courage dont fait preuve le vaillant éditeur, quand tant de difficultés se dressent sur la route qui mène aux sommets du hit parade… 10 000 exemplaires pour être à l’équilibre, rendez-vous compte ! C’est énorme…
C’est énorme, mais c’est surtout faux. L’immense majorité des petits éditeurs publie des ouvrages dont les tirages sont très inférieurs à ces 10 000 exemplaires, et réussissent pour autant à rentrer dans leurs frais. Si « les maisons d’édition dont s’occupe François Pernot » ont besoin d’atteindre ce seuil de 10 000 exemplaires vendus, c’est une question d’échelle : d’une part, leur taille occasionne des frais de structure conséquents ; et d’autre part, leurs ambitions commerciales se traduisent par des investissements conséquents (promotion, tirage, etc.) qu’il faut bien recouvrir par la suite.
Plus encore, il faut peut-être rappeler que la situation que décrit monsieur Pernot, avec « 20 % de [la] production qui fait vivre », n’est ni plus ni moins qu’une loi « naturelle » du marché — bien connue sous le nom de « loi des 80-20 », ou « principe de Pareto. » En fait, la plupart des éditeurs, grands ou petits, pourrait tenir exactement le même discours, se basant sur sa propre expérience.

Comme Lucky Luke, « La terre promise », 500 000 exemplaires vendus en 2016, ou encore le 24e album de Black [sic] & Mortimer, « Le testament de William S. », 400 000 exemplaires vendus l’année passée. Les revenus que génèrent ces blockbusters permettent de lancer de nouveaux auteurs et aussi, bien sûr, de rémunérer les actionnaires et leurs structures.
Les chiffres font rêver, dommage qu’ils soient faux. Oh, de pas grand-chose, rien de plus que le tour de passe-passe habituel opéré par les éditeurs, faisant passer le tirage pour les chiffres de vente. Pour référence, les estimations GfK/Livres Hebdo publiées fin janvier faisaient état de 271 200 exemplaires vendus en France pour le Lucky Luke (publié par Dargaud), et 280 100 exemplaires pour le Blake & Mortimer (groupe Dargaud également). Chacun en tirera les conclusions qu’il convient.
On notera de plus qu’il n’est pas fait mention des plus gros tirages attendus pour cette rentrée (Astérix en tête, publié par les éditions Albert-René, ou Titeuf publié par Glénat) — de là à croire que l’on chercherait à valoriser avant tout les poulains de monsieur Pernot, il n’y a qu’un pas.
Autre tour de passe-passe habituel des grands éditeurs, cette idée que ce sont les réussites qui payent les lancements de nouveaux auteurs, un peu comme si l’éditeur était l’entraîneur d’une équipe où tout le monde se serrerait les coudes. La réalité est plus complexe : chez les éditeurs « commerciaux » (ceux qui cherchent avant tout à « rémunérer les actionnaires et leurs structures » — il y aurait beaucoup à dire sur ce « bien sûr » qui exprime une telle évidence), chaque sortie est un pari, dont on espère qu’il sera gagnant. Et si l’on lance de nouveaux auteurs, ce n’est pas par grandeur d’âme, mais simplement parce que l’on espère qu’ils deviendront, eux aussi, des blockbusters.

Par ailleurs, il y a la diversification. On remarque un engouement du cinéma pour certains univers de la BD. « Valerian » vient par exemple d’être porté à l’écran par Luc Besson. Et il y en a d’autres, comme « Les Schtroumpfs », « Boule et Bill » ou encore bientôt « Thorgal ». Tout ça, ce sont des revenus supplémentaires pour les maisons d’édition.
L’engouement du cinéma pour le Valérian de Luc Besson, comment dire ? N’ayant pas le cœur de tirer sur les ambulances, je me contenterai de souligner une fois de plus le choix pas si innocent des titres évoqués ici : Valérian (Dargaud), Les Schtroumpfs (Le Lombard), Boule et Bill (Dupuis/Dargaud Benelux) et Thorgal (Le Lombard)… hasard extraordinaire, tous sans exception relèvent des fameuses « maisons d’édition dont s’occupe François Pernot ».
Qu’on se le dise : Média Participations, sans aucun doute, a fait sa rentrée…

Notes

  1. … mais pour cela, il me faudrait un accès aux chiffres, ce que je n’ai pas encore réussi à obtenir. Encore une fois, si un généreux donateur passait par là, je garantis une discrétion la plus totale.
Humeur de en septembre 2017