Vues Éphémères – Rentrée 2019
Le 27 août dernier, Emmanuel Lepage lâchait sur son compte Instagram l’affiche fêtant les 30 ans du Centre Belge de la Bande Dessinée, affiche qui comprenait un certain nombre de références aux grandes figures du neuvième art. Malheur ! pour avoir osé représenter la fusée au damier blanc et rouge de Tintin, voilà que le CBBD reçoit dès le lendemain un email du service juridique de Moulinsart SA, exigeant le retrait de l’engin, sous peine de poursuites. Une nouvelle version de l’affiche est révélée une semaine plus tard, débarrassée de l’hommage inconvenant. Le Monde rapporte par ailleurs l’énervement de Nick Rodwell (patron de Moulinsart et mari de la veuve d’Hergé), bien décidé à faire valoir les droits de la propriété intellectuelle : « La nouvelle directrice du CBBD nous a écrit qu’elle ne comprenait pas notre action parce que [cette affiche] n’est pas commerciale. Elle devrait (…) chercher un nouvel emploi ! » On se demande presque par quel miracle l’institution belge a pu conserver son logo orné d’une houppette.
C’est toujours cette propriété intellectuelle qui a permis à Moulinsart (décidément en grande forme pour cette rentrée) de demander et d’obtenir le 6 septembre la fermeture de l’exposition d’Atak en marge du Festival de Lausanne[1] dans laquelle plusieurs peintures se posaient en hommage à Tintin. Peu importe d’ailleurs que la plainte soit fondée ou pas — la simple menace de la force de frappe juridique de l’administrateur de l’œuvre d’Hergé suffit à en dissuader plus d’un.
Le 11 septembre, le Ministère de la Culture lançait le Concours Jeunes Talents, première initiative dans le cadre de « BD 2020 – La France aime le 9e Art« . Je cite l’éditorial du ministre : « Cette année a pour objectif de renforcer l’ancrage du neuvième art dans notre paysage artistique et culturel, et de valoriser sa force créatrice autour de tous les hommes et les femmes qui la font vivre et rayonner. » Mais voilà, débuter cette année de la bande dessinée destinée à « valoriser » le travail des auteurs par un concours dont le seul lauréat serait rémunéré pour sa peine est pour le moins maladroit, et les associations d’auteurs sont rapidement montées au créneau. Prônant la vigilance, le Syndicat des auteurs de Bande Dessinée a néanmoins voulu se montrer constructif dès son communiqué du 14 septembre : « Nous ne doutons pas qu’il s’agit là d’une simple maladresse. D’ailleurs, les organisateurs de l’événement ont rapidement contacté le SNAC BD et la Ligue des auteurs professionnels pour trouver une solution. Nous sommes donc en train de travailler sur des propositions pour que ce concours ait des modalités plus respectueuses du travail effectué par les auteurs et autrices. »
Quelques jours plus tard, le 23 septembre, le concours est devenu un « appel à candidatures », optant pour des modalités plus raisonnables : le choix de 10 candidats sera fait sur présentation de port-folio d’œuvres déjà produites, ces dix candidats ayant ensuite la charge de proposer chacun une affiche, au sein desquelles un jury désignera le lauréat de la dotation de 10 000€. Les autres candidats recevront, pour leur travail, une dotation de 1000€. Et chacun de se féliciter d’avoir réussi, par le dialogue, à trouver un terrain d’entente.
A quelques jours d’intervalle, ces deux événements illustrent un certain nombre des paradoxes qui forment la réalité des auteurs de bande dessinée aujourd’hui. D’un côté, une œuvre sacralisée à l’extrême, défendue bec et ongles par des ayant-droits utilisant un dispositif légal souvent présenté comme essentiel pour la création ; de l’autre, des auteurs qui peinent à voir leur travail valorisé, et qui semblent devoir régulièrement rappeler à leurs partenaires (institutionnels ou éditeurs) que leur activité est un véritable métier et devrait être rémunérée comme telle.

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