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Capricorne t.12

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Si je résumais ce livre par : du blanc, une montagne, un objet volant qui s’y fracasse, un héros qui s’y décarcasse, vous penseriez à un autre album et vous auriez tort. Oui, vraiment, pas de rêve prémonitoire ni de yéti ici, mais plutôt un objet occulte dont on ne devine l’enjeu qu’à la manière de certaines traces invisibles surexposées par une neige réverbérante, n’apparaissant tôt ou tard que par le poids de ce qui les fait et l’obliquité rasante des rayons solaires. Sans ce méchant observant au loin Capricorne, point d’objet nodal, point de drame peut-être.

Depuis que le «Concept» a dévoilé quelque peu ses origines, celui au sens commun se porte symboliquement aux albums les plus récents, à leur élaboration, profitant d’un Capricorne voyageant en solitaire pour retourner vers son New York originel. Dans l’opus précédent, les cases avaient l’horizontalité pour contrainte, dans celui-ci c’est un mutisme de 56 pages. Certes, s’il y a concept, il sert et est issu du contexte narratif, non l’inverse. Dans l’album précédent, Capricorne était alité ; dans celui-ci le silence s’impose par un environnement où la parole déclencherait l’avalanche, l’ensevelissement immaculé glacial et raidissant.[1]
On se tait donc pour trois raisons : parce qu’il s’agit d’abord de survivre ici, en altitude au bord des chutes et des glissements ; par compréhension d’us et coutumes, de liens sociaux allant du tribal à l’amical ; et pour fomenter l’action permettant la récupération de cet objet échoué du ciel par une montagne-récif.

Les hommes de la tribu que rencontre Capricorne se bâillonnent d’une écharpe, qui leur moule la mâchoire et la bouche,[2] pour ressortir par le haut d’une sorte de casque cagoule et former ainsi un panache dont la couleur semble dire la fonction, l’identité, voire autre chose de celui qui l’arbore. Elle sort de ce casque cagoule en deux bandes comme deux phylactères, ces bandelettes dessinées ou peintes portant le texte sacré biblique, lointains ancêtres des bulles dans leur fonction d’exposer des mots, des phrases au sein d’une image et de leur y circonscrire un espace dédié et relatif.
Le texte de cette peuplade de montagnards est fait de couleurs. Ils sont muets, bâillonnés par leur environnement, ils n’ont donc pas d’alphabet reproduisant les sons. Ces écharpes n’empêchent pas de dire, elles sont parole et témoignent d’une pensée, d’un caractère, pour celui qui la porte et ceux de sa tribu qui la voient. Elles sortent par le haut du crâne par un trou rétrécissant et pliant l’écharpe qui acquiert ainsi, symboliquement, son embrayeur, cet appendice de la bulle qui en indique/confirme l’émetteur.[3]
Andreas fait avec génie de ce qui est habituellement une simple protection évidente contre le froid, à la fois l’attribut de ce qui est interdit[4] et/ou empêché,[5] et le moyen d’expression d’une tribu. L’écharpe empêche tout «fumetto»[6] de se faire, toute bulle donc, et sa fonction est transformée en héraldique, en langage de blasons, ce langage de la protection et de l’avertissement.[7]
Plus ultimement encore, c’est aussi celui d’un médium, la bande dessinée, dans son rapport au langage verbal, dans le choix du mutisme et de ses implications qui se trouve ici mis en abîme.

Cette interrogation se porte logiquement à la couverture. La monochromie des écharpes devient l’écho multicolore du blanc immaculé[8] de la couverture qui en fait une autre trouvaille inspirée et audacieuse de cet album plein de surprises.
Une couverture est l’image de l’attente, elle affiche ce qui va être vu et ce qui pourra être vu. Une attente double entre confirmation et espoir/désir d’autre chose, d’être surpris, de «ne pas s’y attendre». Andreas substitue l’image-attente, par une image latente. Car ce beau monochrome n’en est pas un, il est une image. Une image latente qui sera développée en tournant les pages de l’album par le lecteur. Ce blanc deviendra celui de la neige où l’on risque de se perdre, se fondre, être enseveli ; et celui du silence, de la page qui ne peut être écrite/décrite à nous par une écriture sans alphabet et un langage non verbal d’une nature héraldique.[9] Cette couverture semblant abstraite est donc concrète, toute en ayant la force de s’abstraire d’une problématique liée à toute bande dessinée muette : celle du titre.
Trondheim avait lui aussi, en son temps, fait une bande dessinée muette ayant une couverture monochrome. C’est la couleur, pour des raisons pratiques et évidentes d’indexation en librairie ou en bibliothèque par exemple, qui finit par donner le nom de cet album désormais appelé Bleu. Celui d’Andreas reste innomé, il n’est pas Blanc car il est le jalon d’une série. Il est le Capricorne tome 12, un degré dans une chaîne ou progression mais qui est absolument sans titre. Il est un point, un moment, uniquement désigné en quatre dimensions par des coordonnées composées : d’un nom de série, d’un chiffre de tomaison, d’un nom d’auteur et de celui d’un éditeur.

Le méchant sans yeux ni bouche,[10] voulait produire le grand «Boum», une onomatopée meurtrière dans ce monde du silence par neuf. Sa mort se frayera un chemin par la gorge pour qu’il ne puisse hurler son trépas. Capricorne repartira avec cet objet occulte sans sembler le désirer vraiment, offert par trois enfants à l’origine de sa découverte/protection ou plutôt de son invention.[11] Capricorne est astrologue, l’objet représente une étoile, il saura donc la faire parler…

Notes

  1. Même les armes sont emballées, pour que le langage de celles-ci ne puisse être fatal à tous.
  2. Ajustement du tissu qui permet de distinguer un rictus d’une moue et de laisser au visage toute son expressivité.
  3. Pour les femmes, la cagoule n’a rien d’un casque et est de la même couleur que l’écharpe, se confond avec celle-ci et la fait ressortir à l’arrière comme des cheveux longs attachés. Les femmes de cette tribu ont sinon moins, ou bien autrement la parole. Une parole monochrome témoignant d’un silence, moins impérative, assimilée en langage intérieur plus humble, qui englobe, suggère, sait se souvenir. Capricorne a lui aussi une écharpe, la porte devant lui, en cravate, plus comme une étiquette, hors d’une littérature de couleur qu’il ne sait pratiquer vraiment. Notons que la longueur de l’écharpe a aussi une signification puisque les enfants ont un panache/phylactère moindre, un babil de tissu témoignant de leur condition, de leur apprentissage de ce langage.
  4. Le rouge (couleur de l’interdit) de l’écharpe barrant le visage du chef, abordant pour la première fois Capricorne. Un avertissement où tout est dit…
  5. Bâillonner.
  6. Nuage de condensation lié à la respiration par grand froid, désignant la bulle et par métonymie la bande dessinée en Italie.
  7. Blason viendrait de «bouclier», ici la tribu se protège par le silence (bouclier), l’écharpe est le blason de chacun.
  8. Le blanc contient toute les couleurs, dans une logique de couleur-lumière, soustractive. Ici, symboliquement bien sûr, réverbéré si l’on veut, puisque nous sommes devant un album imprimé, donc dans les «couleurs-matières» additives qui toutes assemblées forment le noir.
  9. D’où aussi ces oriflammes à l’entrée du village de tentes et ces carrés colorés accrochés qui en décorent les intérieurs.
  10. Lunettes de soleil et écharpe uniquement de protection, en cela il s’oppose aussi à Capricorne qui sait se passer de ces accessoires. Dans les dernières pages nous constaterons avec l’astrologue que, même mort, cet ennemi n’a toujours pas d’yeux ni de bouche puisque les premiers sont clos et la dernière fermée. Notons aussi que dans sa quête de l’objet, c’est par un dessin schématique qu’il le reconnaît et qu’il sommera, dans son ultimatum, les montagnards de le lui remettre. Méchant à ne pas savoir voir ni parler un langage partagé ?
  11. Au sens archéologique.
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Chroniqué par en novembre 2007