Opus t.1

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Le nom de Kon Satoshi vous dit certainement quelque chose. Il est en effet principalement connu comme le réalisateur de longs métrages d’animation : Perfect Blue (1997), Millennium Actress (2001), Tokyo Godfathers (2003) et enfin Paprika (2006). Les quatre films ont connu le succès, aussi bien public que critique, ce qui explique l’émoi né dans la petite sphère des amateurs d’animation japonaise lors de l’annonce de sa disparition le 24 août 2010, victime d’un cancer, alors qu’il n’était âgé que de 46 ans. Pourtant, beaucoup de ses fans ignorent sans doute que l’artiste a commencé sa carrière en tant qu’auteur de bandes dessinées.
En effet, Kon Satoshi a à son actif cinq livres dont la plupart ont été édités entre 2010 et 2011, après sa mort. Opus est sa dernière œuvre papier, le manga-ka ayant par la suite décidé de se consacrer uniquement à l’animation. Cette courte série (octobre 1995 – juin 1996) est restée pendant longtemps inédite en volume relié, car elle est inachevée, suite à la disparition brutale du magazine de prépublication Comic Guys (Gakushû Kenkyûsha) dans laquelle elle paraissait. L’édition japonaise récente propose pourtant une sorte de conclusion, sous forme de crayonnés, dans le second tome.

L’auteur avait auparavant commis Kaikisen[1] puis World Appart Horror, tous deux prépubliés dans le magazine pour jeunes adultes Young Magazine (Kôdansha) au tournant des années 1990 et disponibles en version reliée respectivement en 1990 et 1991. Ensuite, plus rien… Le déces de l’artiste a eu pour conséquence l’édition de l’ensemble de ses histoires uniquement  prépubliées jusqu’alors. Outre Opus (Tokuma Shoten en 2010, Kôdansha en 2011), deux autres ouvrages ont été commercialisés de manière posthume : Seraphim 2-oku 6661-man 3336 no tsubasa (Tokuma Shoten en 2010 puis Kôdansha en 2011), encore une œuvre inachevée[2], sur un scénario de Oshii Mamoru, puis Yume no kaseki – Kon Satoshi zen-tanpen (Kôdansha en 2011), une compilation des quinze nouvelles parues dans Young Magazine, dont le récit qui lui a permis de démarrer sa carrière professionnelle, Toriko[3].
C’est en juin 2013 que les éditions IMHO nous proposent la version française du premier tome d’Opus[4] peu de temps avant la sortie de Seraphim. L’éditeur parisien ajoute ainsi une nouvelle corde à son arc en proposant des mangas liés au monde de l’animation[5] (dont Mind Game de Robin Nishi qui nous est promis pour octobre 2013), ce qui l’éloigne des univers de l’ero-guro, de l’horreur et du fantastique (plus ou moins) onirique, domaines dans lesquels il était plus connu.

Dans ce premier tome, nous faisons la connaissance de Chikara Nagai, un manga-ka à succès. Ce dernier a décidé de terminer sa série d’action mettant en scène Satoko, une policière télépathe, Rin, un jeune chef de gang et puissant télékinésiste ainsi que Le Masque, le gourou d’une secte, L’Église du Grand Rassemblement, aux pouvoirs semblant sans limite. Alors qu’il est en train de boucler dans l’urgence un des derniers chapitres de son histoire, mettant en scène la confrontation finale entre les trois protagonistes, chapitre qui doit déboucher sur la mort de Rin et du Masque, l’auteur se retrouve aspiré dans sa création. En effet, Rin vient de voler la double page de sa fin, ce qui a créé un passage entre les deux mondes. Arrivant de façon impromptue dans un combat opposant Satoko au Masque, situé quelques instants avant la bataille décisive, Chikara sauve la vie à son héroïne en lieu et place de Rin, ce qui n’était pas prévu dans le scénario. À partir de là, l’histoire va prendre un tour inattendu et va échapper au contrôle de son créateur, devenu acteur malgré lui. Il se retrouve alors dépassé par les événements. Deux courses poursuites se développent de façon indépendante : la première entre Chikara, assisté de Satoko, et Rin qui s’est enfui avec la fameuse planche, la seconde entre Le Masque et Satoko, toujours aidée par Chikara. Évidemment, Le Masque est prêt à toutes les destructions pour se débarrasser de ses ennemis. Mais quel projet ce dernier peut-il avoir pour son créateur ?

Opus se révèle être, heureusement, très éloigné de l’insipide Kaikisen – Retour vers la mer découvert en français en 2004. Très influencé graphiquement par les bandes dessinées d’Ôtomo Katsuhiro[6] dont il a été l’assistant lorsqu’il était étudiant, Kon Satoshi nous délivre ce qui semble être un manga d’action fortement inspiré par Dômu – Rêves d’enfants[7], titre dont l’auteur a d’ailleurs déclaré être fan dans un entretien datant de septembre 1998[8]. En effet, la filiation semble évidente tant par le dessin et la mise en page, que par l’univers urbain, les destructions de masse et les pouvoirs psychiques de certains protagonistes.
Pourtant, Opus n’est pas une fade relecture du chef d’œuvre d’Ôtomo : Kon Satoshi cherche au contraire à en faire la déconstruction. Pour cela, le manga-ka développe un récit reposant sur deux niveaux de fiction qu’il imbrique entre eux : tout d’abord, il y a l’histoire d’un auteur qui travaille sur son œuvre, en l’occurrence un manga d’action au dessin réaliste. Ensuite, il y a l’histoire racontée dans ladite œuvre, mettant en scène la sempiternelle lutte entre le bien et le mal. C’est alors que la création d’une passerelle entre les deux vient brouiller les frontières préétablies entre fiction et «réalité» et permet à l’auteur de porter son propos.

En effet, très rapidement, Kon Satoshi crée une rupture dans le «pacte de lecture», ce fameux contrat qui voit le lecteur jouer le jeu de la fiction et accepter pour réels le récit, les personnages et les péripéties qui lui sont proposés par l’auteur. Les protagonistes s’aident du manga de Chikara Nagai pour atteindre leurs buts : ainsi, à plusieurs reprises, nous pouvons voir Satoko lire le livre dont elle est l’héroïne. Cela a pour effet de nous rappeler très régulièrement que nous sommes en train de lire un manga, ce qui nous sort de l’histoire principale et ce qui permet de mieux faire attention au message du manga-ka. Ce dernier développe alors une histoire de réalités alternées où différentes problématiques se posent aussi bien à l’auteur qu’au lecteur. La principale se focalise rapidement sur quelques interrogations concernant les personnages de fiction : que pourraient ressentir ces derniers lorsqu’ils subissent autant d’avanies ? Auraient-ils eux aussi un «réel» désir de vivre ? Et pourquoi y a-t-il dans les mangas d’action une telle indifférence, un tel manque d’empathie de la part de l’auteur envers ses créations lorsqu’il leur inflige souffrances physiques et morales ? Quel rôle le lecteur endosse-t-il dans la quête d’une réponse à ces questionnements ? Autant de questions, autant de réponses ?

La résonance qui se crée entre les deux univers, le «réel» et «l’histoire», nous amène à nous intéresser à la notion d’univers parallèle (ce qui inclut aussi les univers virtuels, les univers de poche, la réalité alternée), et donc à distinguer les différentes formes que peut prendre le cadre du récit, et de fait son paradigme. L’auteur s’intéresse ainsi à la notion de monde, au réel et à l’imaginaire, il questionne les notions de vérité et de fiction littéraires. Cette confusion entre réalité et imaginaire se retrouve d’ailleurs dans ses différents films d’animation. Il interroge aussi sur le plaisir que l’on peut avoir à lire une histoire infligeant, parfois sur une grande échelle, des blessures, des souffrances, jusqu’à la mort même. Certes, tout ceci est imaginaire, mais le plaisir de lecture est réel, lui. Ici aussi, nous sommes confrontés aux différents niveaux de réalité du récit.
En cela, Opus est très différent de Fraction, de Kago Shintarô[9], où ce dernier démonte, par le biais d’une mise en abyme, un des mécanismes de la narration dans le cinéma et en bande dessinée : le trompe-l’œil. Mais là où Kago se montre parfois trop cérébral, Kon Satoshi n’oublie pas de rythmer sa narration, de mettre en scène ses personnages, de créer des moments de tension, bref, de doubler cette réflexion d’un véritable récit d’action, proposant une œuvre satisfaisante sur tous les points.

Notes

  1. Disponible il y a encore peu en français chez Casterman dans la collection Sakka.
  2. Prépubliée dans le magazine Animage entre mai 1994 et novembre 1995, interrompue pour… cause de «divergences artistiques», dirons-nous.
  3. Une bibliographie, partielle, de l’auteur est disponible sur son site officiel et est complétée avec bonheur par les annonces du site comme celle concernant les éditions de Kôdansha commercialisées en 2011.
  4. Le tome 1 vient juste de remporter le Prix Asie de la Critique ACBD 2013.
  5. N’oublions pas qu’IMHO propose aussi des ouvrages sur le cinéma dont l’un d’entre eux porte sur Oshii Mamoru.
  6. Notamment Akira disponible chez nous depuis 1990 grâce à Glénat.
  7. Disponible chez Les Humanoïdes Associés.
  8. Proposé par le site américain officiel (aujourd’hui disparu) du long-métrage d’animation Perfect Blue et toujours accessible grâce à la Wayback Machine.
  9. Disponible également chez IMHO.
Site officiel de IMHO
Hervé Brient
Chroniqué par en juillet 2013