Une mémoire pour contenir le temps

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Dans son Introduction à la littérature fantastique, Tzvetan Todorov écrit que, dans le monde des arts, « l’évolution suit ici un rythme tout à fait différent : toute œuvre modifie l’ensemble des possibles, chaque nouvel exemple change l’espèce »[1]. Bien qu’il soit problématique de parler « d’évolution » dans les arts, Todorov avance qu’on y trouve bien un développement différent : pas d’impasses, chaque nouveau texte participe à une élaboration continue. On pourrait néanmoins ajouter qu’il existe des textes qui, si ils ne produisent pas de filiations directes (c’est-à-dire qu’ils ne « laissent pas de descendants »), transforment tout de même profondément « l’espèce ».

Ici de Richard McGuire est un de ces projets qui ne formera sans doute pas d’émules, mais qui vient changer la donne pour l’entièreté de la production. En ce sens, c’est un fabuleux exemple de bande dessinée expérimentale.

En utilisant ce terme « d’expérimental », je ne me réfère pas à ces ouvrages qui « repoussent les frontières » ou « apportent de nouvelles possibilités » dans le mode d’expression que nous appelons la bande dessinée. Ils ont leur intérêt, mais l’adjectif « expérimental », à proprement parler devrait être utilisé pour des œuvres ou des choix formels, de nouveaux modes d’organisation au niveau de la structure ou de la matérialité du projet sont employés non pas pour être réintégrés (ou devrait-on dire « re-territorialisés » ?) dans un programme narratif ou figuratif, ni dans l’extension de conventions génériques, mais plutôt pour marquer le signe d’une crise continuelle de la forme même (c’est-à-dire, dans le langage de Deleuze et Guattari, des modes qui mènent un véritable travail de déterritorialisation). En ce qui concerne la bande dessinée, et sans pour autant nier la valeur de nombreux artistes remarquables ayant élaboré son langage, exploré de nouvelles trajectoires et ouvert de nouvelles perspectives, je pense d’abord à des travaux et des auteurs qui s’inscrivent dans une catégorie qui leur est propre. Martin Vaughn-James et La cage, Eduardo Batarda et Peregrino Blindado, et, dans une moindre mesure, l’œuvre d’individus comme Warren Craghead III, Ilan Manouach, Andrei Molotiu, Aidan Koch, diceindustries, et une poignée d’autres qui entreraient également dans cette catégorie d’inclassables. La nouvelle de Richard McGuire, « Ici », appartenant tout autant à cette mosaïque.

« Ici » fut d’abord publié comme une courte nouvelle de six pages en noir et blanc dans le premier numéro du deuxième volume de Raw, la légendaire revue de bande dessinée artistique éditée par Françoise Mouly et Art Spiegelman en 1989. Comme beaucoup des autres travaux publiés dans Raw, cette nouvelle se situait dans un territoire étrange, aux frontières de ce que recouvrait généralement le terme de « bande dessinée ». A coté d’artistes que l’on pourrait considérer comme les initiateurs des tendances de cette époque qui contribuaient à élargir les horizons de la bande dessinée, tant du point de vue thématique que littéraire (Spiegelman avec Maus, mais aussi Tardi, Muñoz and Sampay, Lynda Barry, Charles Burns, etc.), d’autres œuvraient plutôt dans l’expérimentation pictoriale (Sue Coe, Mark Beyer, Jerry Moriarty, le jeune Chris Ware, etc.), sans mentionner le contingent d’artistes publiés ou cités en compagnie de ces bandes dessinées pour élargir la « famille » de sa culture visuelle (une mission qui serait plus tard reprise par Blab !, PictureBox, etc.). Plus proche de « Ici », on pouvait trouver dans Raw plusieurs exercices qui, si vous voulez, tentaient de déterritoraliser la bande dessinée dans sa totalité ; un groupe qui engloberait Gary Panter, Mark Newgarden, Cathy Millet, certaines contributions de Ware, ou encore la seule et unique bande dessinée de Françoise Mouly (même s’il est important de préciser que ces « regroupements » n’ont pas vraiment de sens au sein de l’économie et la structure de Raw, dont le but était précisément d’effacer de telles différences, y compris historiques et géographiques). Toujours est-il que « Ici » de Richard McGuire allait devenir au fil du temps une référence incontournable de toute discussion sur la question du « champ élargi » (« expanded field ») de la bande dessinée.

McGuire n’est revenu que rarement à la bande dessinée. Son travail a évolué vers d’autres horizons, de l’illustration de jeunesse aux jouets et à la musique, mais il a néanmoins revisité cette nouvelle. Pour autant que je sache, McGuire produisit une version augmentée et en couleur de « Ici », pour la revue suisse et tout autant expérimentale Strapazin (le numéro spécial en anglais servant également de catalogue pour l’exposition « Bubbles’n’Boxes » tenue à New York en 2000). Avec seulement quatre pages, mais proposant une structure encore plus friable, retravaillant les premières images tout en en produisant de nouvelles, cette version présente un trait plus relâché et des motifs colorés. Elle étend également « latéralement » le cadre temporel du récit original, en y introduisant des dates plus précises, au jour près, et en explorant plus de moments qui se croisent et s’organisent dans une sorte de maillage.

Désormais (en 2014), Pantheon en a publié une version livresque, Ici, qui transforme l’original en quelque chose de radicalement neuf. Tout d’abord, il y a le simple fait, d’un point de vue matériel, qu’il ne s’agit plus ici d’une nouvelle au sein d’un magazine, mais bien d’un « livre ». Qui plus est, un livre imprimé par une maison d’édition qui a été un des fers de lance du mouvement du « graphic novel » aux États-Unis depuis les années 1990. Néanmoins, parler d’Ici comme un « roman graphique » entraînerait plus de questions que de réponses. Quand on réfléchit à l’inscription d’un texte au sein d’un genre ou d’une catégorie en tant que trajectoire endogène, c’est-à-dire comme quelque chose qui a été produit par les auteurs et éditeurs eux-mêmes, ou bien, au contraire, en tant que trajectoire exogène, c’est-à-dire qui a été créé par tous les acteurs de l’institution littéraire (ou autre), qu’ils soient critique, historien ou autres, la question qui survient est de savoir, dans le cas de Ici, combien peuvent coïncider les verdicts venant de l’un ou de l’autre des descripteurs. Dans quelle mesure l’auteur lui-même le conçoit-il comme participant du développement du médium bande dessinée ? Dans quelle mesure Ici (tant les deux nouvelles que le livre) est-il envisagé dans les débats sur l’histoire du médium ? Combien d’artistes le considèrent-ils comme une sorte de catalyseur pour leurs propres recherches et explorations formelles ? Dans quelle mesure Ici élargit-il ou remet-il en question le terme même de « roman graphique » ?

Après tout, nous avons un objet, un livre, qui, dans le cadre de l’économie de sa distribution commerciale, d’un genre éditorial imposé, et ainsi de suite, se présente comme un « récit » (mais non dans un sens immédiat ou clairement défini). Tout livre peut être interprété comme une structure englobante, totalisante, voir un acte communicationnel. Et Ici manifeste, comme nous le verrons, un nombre de segments, qu’ils soient textuels ou syntactiques, qui peuvent être interprétés comme narratifs. Dans tous les cas, comme J.H. Miller remarquait dans son célèbre « The Critic as Host », une œuvre d’art « comme tout texte, est « illisible », dès que l’on entend par « lisible » ouvert à une interprétation unique, définitive, univoque»[2]. Les lignes qui suivent ne proposent donc pas d’interprétation « univoque » ou « finale » d’Ici (et je doute fort qu’une telle interprétation soit possible), mais seulement quelques notes de lecture, qui, je l’espère, aboutiront à un certain degré de cohérence.

En premier lieu, je voudrais avancer que Ici ne renonce pas complètement à la fiction, mais qu’il propose une nouvelle structure pour parvenir à sa formation, même si l’on peut considérer que celle-ci demeure incomplète, ouverte, non-orientée. Les lecteurs d’Ici savent très bien qu’il ne s’agit pas là d’un récit classique, organisé suivant les trois unités aristotéliciennes, mais plutôt d’un mouvement continu d’aller-retour dans le temps ancré autour d’un point dans l’espace, de telle sorte que l’on devient spectateur d’un défilé de gens, d’événements, de gestes insignifiants, du cours de la nature, de la civilisation, et de l’évolution, et ainsi de suite. Si chaque double-page offre un nouveau cadre temporel, ces « unités » sont souvent interrompues par l’irruption de vignettes flottantes, plus petites, qui ouvrent vers une toute autre période. Le temps apparaît ainsi comme un flux continu et supra-dimensionnel, comme s’il pouvait être redéployé et manipulé de même manière que les dimensions physiques.

En d’autres mots, le livre nécessite précisément une forme temporelle représentée dans son propre processus de formation. On pourrait établir un parallèle avec des cinéastes « austères » tels que Béla Tarr ou Alexandr Sokourov, dans la mesure où McGuire propose également une approche expérimentale de l’espace, du temps, de la perception et de l’expérience de la mémoire humaine. Là où le titre semble se réduire à un point particulier sur Terre — dont l’épicentre serait ce coin d’un salon américain moderne –, le livre traverse le temps de façon tout à fait libre, sans se soucier ni de sa flèche unidirectionnelle ni de ses principes d’ordre ou de causalité. La date la plus éloignée dans le passé est 3,000,000,000 AD, et celle dans le futur 22,175. La version originale dans Raw se situait « entre » 500,957,406,073 AD et 2030, tandis que dans Strapazin, on passait de 400,000,000 AD à 3030. Le récit original semblait être encadré par deux femmes sur le point d’enfanter, mais Ici, le livre, paraît plus ouvert en ce qui concerne les activités humaines, bien qu’elles occupent la plupart du projet. Pourtant, le fait que le livre représente des périodes où les êtres humains n’existaient pas même en tant que potentialité biologique d’une part, et où toute trace de civilisation humaine a disparu d’autre part, la fugacité du temps en devient encore plus manifeste, de telle façon que l’on s’accroche d’autant plus aux gestes apparemment banals des personnages.

En fait, ceux-ci s’inscrivent au sein de ce que l’on pourrait appeler, faute d’un terme plus approprié, des communautés transtemporelles. Ce n’est pas seulement cette vieille dame nettoyant la maison année après année : elle n’est qu’un personnage, et on ne peut constituer de communauté d’un seul, bien que l’on perçoive la manière dont sont reliées ses actions à travers le temps. Certaines des communautés évoquées ici sont établies à travers les pages (par une forme de tressage) comme quand, par exemple, on trouve plusieurs personnes dansant dans la pièce, ou les différentes enfances passées entre ces quatre murs. Il y a ces gens qui ont « perdu » tant de choses — l’auteur jouant sur la polysémie du mot. Enfin, de façon plutôt touchante, il y a cette communauté créée par une seule double page de plusieurs mères berçant leurs nouveaux nés respectifs en 1924, 1945, 1949, 1957 et 1988.

Ces réseaux d’actions communes ne nous permettent pas de nous former une idée de séquences narratives cohérentes, mais celles-ci sont néanmoins également présentes. Bien que brèves, elles diffusent un certain degré de fluidité narrative qui n’était pas présent dans les livraisons précédentes du projet. Il y a en particulier cet « épisode » situé en 1775, qui montre un couple marchant dans la prairie, puis deux hommes approchant la maison au bout du chemin, un chemin qui se situe « ici » (avant que la construction de la maison). Ces personnages dialoguent pendant six double pages (le couple), plus quatre (les deux hommes) ; il apparait ainsi qu’ils appartiennent tous à une même famille, divisée par leur adhésion respective à l’Empire britannique ou à la (future) Révolution Américaine. Une relecture attentive révélera de plus qu’il s’agit de Benjamin Franklin, son fils Williams et son petit-fils Temple, permettant alors une lecture d’Ici à la lumière de l’histoire américaine. Une des conséquences immédiates serait d’établir un parallèle avec la planche de Robert Crumb, « A Short History of America » (1979), comme inspiration possible. Ce segment, en tout cas, forme un court récit interne, associé à l’histoire du pays et au thème de la division et de l’union entre personnages et espaces.

La division et l’union peuvent également résulter de choix formels. Une « unité », datée de 1973, montre une famille regardant un film, projeté sur le mur au-dessus de la cheminée. L’auteur dépeint cette scène de telle sorte que l’image projetée, par sa couleur vive et lumineuse, perce à travers la texture sombre de l’espace environnant. D’une certaine façon, il est précisément en train d’imiter la structure que lui-même explore dans l’entièreté du projet, comme si l’image projetée n’était rien d’autre qu’une nouvelle vignette, nous donnant accès à une autre période, rajoutant une dimension à la métaphore bien connue du cadre (d’une peinture ou d’une bande dessinée) comme une « fenêtre » ouverte sur un monde fictionnel ou sur un moment dans le temps. On trouve d’autres scènes comparables où miroirs, panneaux, ou autres structures, servent d’échos physiques aux vignettes encadrées dans le livre, sans pour autant avec fusionner avec ce dispositif désormais familier.

La possibilité d’établir ces liens transtemporels peut également s’effectuer par d’autres moyens. Bien souvent, les dialogues (ou les phrases isolées) des personnages peuvent être interprétés de deux façons différentes : ou bien vis-à-vis de leur propre énonciation, dans le contexte de leur propre séquence chronologique et diégétique, ou bien comme des substances textuelles qui existent à la surface de la page, maintenant la possibilité pour le lecteur de les entre-croiser de diverse manières, créant ainsi des correspondances, les transformant en des « rimes » internes d’une structure plus large, ou même en imaginant un personnage répondant à un autre, indépendamment de la possibilité diégétique ou chronologique d’une telle relation (bien sûr, cette possibilité, à première vue improbable, est bel et bien garantie par la présence de ces objets au sein de ce même livre). Même les commentaires les plus insignifiants (une remarque sur un parfum, une chanson) semblent s’inscrire dans la temporalité qui nourrit ces pages.

Cette idée de « rime » n’est pas la mienne. Un des personnages de 1775, le « grand-père » (Benjamin Franklin), dit que « la vie à un flair pour les événements qui riment ». Et, juste après ce segment, on trouve trois double pages qui montrent des actions les plus diverses au sein de cet espace clos, traversées par une violence comparable : une rixe entre deux hommes, une fenêtre brisée par une balle de baseball, des gens s’insultant (et ces insultes particulières ne sont-elles pas aussi marquées par une certaine chronologie, comme un portrait concentré et diachronique du langage ?), un lacet de chaussure casse net, quelqu’un tombe d’une échelle, on casse de la vaisselle, la chambre est inondée, et ainsi de suite. Il faut ajouter que cette séquence précise est intensifiée par le nombre croissant de vignettes-moments qui envahissent l’image. Comme des poupées russes, ces rimes se font nombreuses, et l’un des plus fascinants est peut-être la scène où, en 1935, une fille joue avec une petite maison, laquelle fonctionne comme une copie du coin de chambre sur lequel se base Ici (et une plus petite maison à l’intérieur de la première promet un effet de répétition à des échelles encore plus petites). On trouve aussi d’autres notes plus subtiles, comme, en 2015, l’affiche encadrée d’une exposition sur Vermeer, montrant une reproduction de La Liseuse à la fenêtre, accrochée précisément là où, dans le passé, se trouvait une autre reproduction d’un tableau par le même peintre hollandais (La Femme en bleu lisant une lettre), malgré les décennies qui séparent ces deux moments et pendant lesquelles cet endroit est resté vierge ou comblé avec quelque chose de complètement différent. En 1959, ainsi qu’à d’autres occasions, une femme demande à son mari, juste avant que celui-ci ne quitte la maison pour le travail, s’il n’a pas oublié ses clés, son portefeuille et sa montre, des objets qu’un guide transtemporel (on y reviendra) décrira comme centraux à « notre » culture. Les nombreux masques et l’imaginaire qu’utilisent les personnages à travers les années sont un écho de l’histoire locale de cet « ici » (probablement le New Jersey, en se basant sur l’histoire de Benjamin Franklin, la présence des Lénapes parlant leur propre langue, sans compter les indices naturels). Un commentaire en passant en 1997 (sans doute à propos d’un feu ayant eu lieu l’année précédente) semble ainsi se référer à une conversation entre un couple de 1988. Un t-shirt portant l’inscription « Transitory Future Fossil » ne semble pas seulement décrire ce que l’on a vu dans le passé (les dinosaures) mais également ce que nous verrons dans le futur (après que la civilisation humaine ait été éradiquée) …

Voyez comme l’écriture m’oblige à réintroduire à tort l’ordre chronologique dans la distribution des créneaux temporels d’Ici, alors que celui-ci n’est pas respecté dans la linéarité du livre. Mais c’est bien là l’une des conséquences d’Ici  : établir des liens entre différents éléments sur la base de causalités étranges, impossibles, comme quand l’incendie de la maison familiale des Franklins au 18ème siècle « provoque » la chute d’un vieil d’homme qui, en 1989, tombe de sa chaise, ou comme quand l’histoire de monstre racontée par un Lénape en 1609, semble évoquer le petit garçon déguisé en ours en 1975, ou encore ces dialogues croisés à travers le temps que nous avons déjà mentionnés, etc. Les pages d’Ici recourent à bien d’autres façons d’explorer le temps. On trouve ainsi plusieurs scènes où l’auteur utilise la double page pour créer des structures qui évoquent la chronophotographie, où un seul mouvement — un ouvrier construisant la maison, un oiseau s’engouffrant dans la pièce — se retrouve  stratifié sur un axe horizontal.

Néanmoins, il faut se montrer prudent à ne pas trop privilégier une sorte d’explication technologique de la distribution temporelle d’Ici, au risque de se retrouver à opérer une reterritorialisation de la structure du livre de McGuire. Prenons l’épisode de 2213. Il s’agit du curieux moment où — dans le futur — on revisite le même endroit, le « ici » du passé (plus ou moins « notre » présent), grâce aux services d’un guide touristique transtemporel. Cette femme utilise en effet une sorte de technologie encore inconnue, lui permettant d’avoir accès à un éventail de moments dans le passé. On pourrait alors peut-être supposer que McGuire choisit à ce moment d’englober la totalité d’Ici dans ce récit de science fiction : comme si ce que nous, les lecteurs, avions été occupés à regarder n’était en définitive que la navigation temporelle résultant d’un tel dispositif extraordinaire du futur, mais techno-logique. Ce qui nous exposerait au risque de territorialiser la structure d’Ici.

Cependant, et malgré ce risque, je suis persuadé que la plupart des lecteurs ne choisiront pas cette interprétation rationalisante et préféreront continuer à naviguer librement au sein de ces pages, explorant ce que Jean-Christophe Menu appelle, dans La bande dessinée et son double, « l’espace feuilleté »[3]. Cet espace n’a besoin d’être ni linéaire, ni unidirectionnel. Si, pour les êtres humains, la dimension du temps est unidirectionnelle, « comme une flèche », y compris selon les découvertes ébouriffantes de la physique contemporaine, sa distribution probablement aléatoire dans le livre nous invite aussi à envisager l’emploi du livre-objet d’une façon radicalement différente de la plupart des « romans graphiques », bien qu’il faille rappeler qu’il ne s’agit pas là d’un usage différent du livre-objet lui-même, puisqu’il existe de nombreux ouvrages dont les protocoles de lecture et d’utilisation ne sont pas du tout linéaires, comme les dictionnaires et les encyclopédies. (Je parle d’une distribution du temps « probablement aléatoire », afin de me garder de mon ignorance complète en matière de mathématiques. Il me semble que la distribution des périodes de temps dans Ici est complètement aléatoire, mais il est peut-être possible qu’il y ait une séquence, un ordre ou une distribution latente, suivant une formule mathématique qui ne me serait pas intelligible. J’adorerais cependant en apprendre plus).

Le papier-peint de la chambre, le feuillage et autres textures changent constamment, ce qui permet à McGuire d’explorer encore une nouvelle couche d’expression, au sens littéral cette fois, démontrant la qualité chromatique de ses outils qui, jusque là, n’avait pas été présente dans l’original (sauf dans la version pour Strapazin, mais la couleur y est utilisée de façon plutôt aléatoire ou expressive). Les pages de garde du livre montrent le coin de la pièce, le « ici » dans son état le plus brut, sans date, ni objet, ni indice quelconque qui pourraient nous aider à identifier la période. Pour cette vignette, on ne peut pas tout à fait parler de « degré zéro », puisqu’on trouvait déjà celui-ci dans la première version et puisqu’il y a des termes généraux qui nous permettent d’ancrer celle-ci dans le temps : après tout, le bâtiment lui-même existe, tout comme la cheminée, ce qui nous laisserait envisager que l’on se situe quelque part entre le début immédiat ou la fin de l’utilisation de cet espace construit. Mais on parle ici bien sûr d’une construction textuelle, où le « passé » et le « futur » (par rapport à la première date de la première version, ou par rapport aux dates de tous les lecteurs dans tous les actes de lectures) sont un produit de la focalisation sur ce « ici », qui commence bel et bien comme l’intérieur d’un salon d’une maison en Amérique du Nord, à la fin du 20e sicèle ou au début du 21e.

De fait, il s’agit d’un problème complexe, car en bande dessinée, les couvertures, pages de garde, jaquettes, rabats et autres éléments agissent souvent — mais pas toujours — comme des éléments textuels, et pas seulement paratextuels. Néanmoins, si vous me permettez d’être maintenant un brin conservateur, je voudrais m’attarder sur les premières et dernières pages « du livre ». Les deux sont datées de 2014, mais leur ordre semble quelque peu étrange. Dans la première double-page, on trouve la pièce vide à l’exception d’un unique sofa. Dans la première double-page de la fin, le sofa a disparu, mais il y a une bibliothèque à moitié remplie, et par terre, un carton ouvert. Dans la double-page suivant, le carton est fermé, la bibliothèque est vide. De plus, la pièce à la bibliothèque a une fenêtre équipée d’un store. Tous ces détails pourraient former l’idée qu’on témoigne du déménagement des habitants qui possèdent le divan (que l’on ne trouve nulle part ailleurs dans Ici) et de ceux qui possèdent la bibliothèque (laquelle apparaît régulièrement). Cependant, cette tentative de circonscrire le temps dans Ici et ses « intrigues » et « drames » internes, tel qu’on l’a vu, n’est pas seulement quasi impossible, mais aussi plus que probablement peu révélatrice, et nullement nécessaire au plaisir que le livre demande au lecteur de poursuivre.

Les rêves, souvenirs, objets perdus et retrouvés, blagues récurrentes qui deviennent lisibles à des degrés seconds ; tout ceci s’envole comme la neige et s’encastre parfaitement dans un maillage de l’expérience humaine du temps (ou même plus loin, si l’on considère la portée cosmologique de l’amplitude temporelle représentée).

… « maintenant je me souviens », dis un personnage à la fin. Comme si ce souvenir qu’il ou elle n’avait pu retrouver au moment souhaité, mais que celui-ci s’était manifesté plus tard, comme toujours. Out of time (« en retard », mais aussi plus littéralement « hors du temps »). L’une des questions qui pourrait définir ce livre fascinant, véritable bouleversement, serait celle que pose un autre personnage : « Where did the time go ? » (en anglais : « Qu’avons-nous fait de ce temps ? », mais aussi : « Où est passé le temps ? »). La réponse semble évidente. « Ici ».

Notes

  1. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Points Essais, 1970, p.10.
  2. J.H. Miller, « The Critic as Host », Critical Inquiry, volume 3, n°3, printemps 1977, p. 447.
  3. Jean-Christophe Menu, La bande dessinée et son double, L’Association, 2011, p. 470-477.
Dossier de & en mai 2015