Olivier Josso

par

Auteur majeur de la sphère alternative, Olivier Josso développe depuis plus de vingt ans un univers foisonnant, multipliant les participations et les récits courts. Pourtant jusqu'ici, Douce confusion était son seul livre disponible, témoin nécessaire mais bien maigre d'une production conséquente. Avec Au travail (l'Association) il entame sa première œuvre au long cours interrogeant dans n même élan la pratique artistique, la force des influences et le récit autobiographique. Un travail à la puissance rare devant lequel on ne peut que s'interroger.

Maël Rannou : Si certains ne connaissaient que tes récits courts, cohérents mais épars, le dossier que te consacrait le Comix Club n°9 permettait de découvrir que ton œuvre comportait en fait son lot de projets d’ampleur, pour partie inaboutis. À ce titre, Au travail, avec ses cinq volumes annoncés, sonne autant comme une description (« nous allons analyser le travail de l’artiste ») que comme une injonction, comme si à ce moment de ta carrière il fallait impérativement publier un récit au long cours.

Olivier Josso : Au travail se conjugue en effet à l’impératif, mais sans ponctuation : bien qu’il soit difficile d’écarter son côté « coup de pied au cul », ce n’est pas une injonction, et à mes yeux, tout point d’exclamation, d’interrogation ou de suspension serait de trop. Ainsi dénudé, le titre reste ouvert, libre d’interprétation : Au travail
Par exemple, alors que j’ai progressivement eu le nez dessus pendant quelques années, j’ai réalisé après coup que ce pouvait être une ode au travail en bande dessinée, une déclaration d’amour… alors que cet hommage peut paraître évident à un lecteur qui découvre l’affaire aujourd’hui. Je me rends compte que ce titre à facettes n’a pas fini de me surprendre et de revêtir diverses couches de sens…
Quant à se lancer dans un bazar au long cours, je ne savais vraiment pas du tout où j’allais en commençant Au travail… Lorsque j’ai démarré ce projet fin 2007, cela tenait pour moi de la réelle nécessité. Sur le moment, il me fallait creuser une brèche, coûte que coûte, dans mon flot de saturations et de frustrations. Je ne me reconnaissais plus ni dans mon dessin, trop contraint et éloigné de mes aspirations brutes, ni dans le paysage de la bande dessinée, où je voyais tantôt se tarir, tantôt être noyé et récupéré, le bel élan de la bande dessinée singulière et indépendante.
Ajouté à mes angoisses personnelles, cela traduisait un trop plein de casseroles, une vraie batterie dont il me fallait impérativement me saisir. Comme quand on va chez le dentiste, au dernier moment, lorsqu’on ne tient plus. Parmi mes carburants, beaucoup de colère, et une suffocation certaine… Dont acte : Au travail
Comme je le décris dans le livre, le fait d’avoir retrouvé certains de mes dessins d’enfant, ainsi que plusieurs feuilles vierges du même papier orange sur lequel ils étaient réalisés, a été un facteur déclencheur. J’ai été stupéfait de revoir ces traces, et de me rendre compte que cette spontanéité après laquelle je courais aujourd’hui, je l’avais déjà couchée jadis sur le papier. Alors que j’étais fasciné depuis longtemps par le dessin d’enfant ou toute expression graphique singulière, sans parvenir à l’exprimer via la bande dessinée, voilà que j’apprenais en avoir été capable… dont acte itou : retournons-y donc, et voyons ce qui se passe.
Pour ce faire, je me devais de bousculer mes habitudes, en me lançant enfin dans cette encre inconnue qu’était pour moi le dessin direct, sans crayonné ni recherche préliminaire. Cela faisait quelques années que je voyais des potes s’épanouir là-dedans, en particulier Nylso qui me poussait aux fesses, et l’heure était venue de m’y plonger aussi. Non sans une trouille monstrueuse !
J’ai d’abord réalisé trois pages, sur lesquelles je me servais encore un peu du blanco en guise de correcteur… mais sur le papier orange, le blanc devient une couleur à par entière et offre alors bien peu de repentir. Ce qui est posé est posé… Et j’ai d’abord eu un peu de mal à m’y faire. Il a fallu attendre quelques mois avant que mon regard se forme, ou s’habitue à cette nouvelle forme.
Je suis aussi retombé sur de vieilles pages de 2003, début d’un projet abandonné sur La Mauvaise Tête de Franquin. Stupéfaction, ces deux planches s’incorporaient parfaitement à ce que j’étais en train de raconter sur le papier orange. J’y ai juste ajouté deux petites touches de la couleur générique, et ces cinq premières pages composites m’ont permis de larguer vraiment les amarres.
Je ne savais toujours pas exactement où j’allais, mais j’avais désormais l’intuition d’embarquer pour un long voyage…
À la même époque, fin 2008, Jean-Christophe Menu était en train de relancer une formule trimestrielle de Lapin. Il m’a demandé si je n’avais rien sous le coude… J’ai répondu à l’appel avec mes pages orange, et la promesse de livrer un épisode de Au travail tous les trois mois.
J’ai tenu deux numéros, puis deux trous, puis à nouveau…
Cela m’a stimulé pour avancer, d’autant que dans cette nouvelle formule de la revue, je me retrouvais dorénavant en position d’« ancien » : hormis les présences rassurantes et régulières de gens de ma génération comme Alex Baladi ou Sophie Dutertre, j’étais exclusivement entouré de jeunes auteurs talentueux, dont je découvrais le travail pour la plupart d’entre eux. Entre janvier 2009 et février 2011, j’ai ainsi pu publier quatre chapitres dans Lapin, sous les encouragements enthousiastes de Menu, de Zab Chipot et de Fanny Dalle-Rive à L’Association.
Bref, tout ça commençait à ressembler à un livre…
Jusqu’ici, il est vrai qu’on pouvait se demander, comme le dessine Big Ben dans le Comix Club que tu évoques, pourquoi mon travail se concrétisait si peu sous forme de bouquins, hormis Douce Confusion et les nombreux livres collectifs auxquels j’ai participé.
Or, mon parcours est jonché de squelettes, parmi lesquels on trouve un certain nombre de projets au long cours restés inachevés. Pour la revue Jade, j’avais naguère entamé un long truc autobio autour de mon amour des disques et du rock’n’roll. En 1995, le jour où l’idée m’en est venue, c’est comme si Dieu m’était apparu… Mais au bout de trois épisodes publiés, j’étais insatisfait. Avec le recul, je n’étais pas mûr, pas prêt pour investir avec endurance et constance un bazar dans lequel je mettais probablement aussi trop d’enjeu. Ce qui est drôle, c’est qu’on retrouve aujourd’hui pas mal de cette sève et de ces intentions premières dans Au travail… où il sera plus tard question de rock’n’roll. Rien ne se perd…
Idem, avec Laure Del Pino, mon épouse, nous nourrissons depuis pas mal d’années un projet commun, une série plus grand public que nos travaux respectifs, et l’évolution du personnage principal et de son univers nous montre qu’il faut à la fois attendre et travailler pour que le fruit arrive à point. Chacun son rythme…

MR : Au-delà de l’ambition d’Au travail, on en retiendra autre chose, c’est la solitude. Jusque là, ton amour des récits courts collait aussi avec un amour du collectif, de la collaboration. Être publié aux côtés de gens dont tu apprécies le travail, comme Mattt Konture dans Jambon Blindé, ou bien sûr Laure Del Pino, semble plus important pour toi que tout le reste. La longue aventure de Fabuleux Furieux ![1] en est un autre exemple, qui prouve aussi que porter un projet ambitieux n’est pas une nouveauté pour toi. Mais ce parcours solitaire, qui plus est face à toi-même, reste une nouveauté incontestable dans ton travail. Peut-être est-ce d’ailleurs pour ça que tu y recrées une sorte de collectif, en t’entourant des grands auteurs de ton enfance…

OJ : La solitude, c’est une grande question… Peut-être paraît-elle plus évidente dans Au Travail, où je suis seul à bord, du moins en apparence. Car paradoxalement, si j’ai bel et bien éprouvé la traversée en solitaire qu’a représentée la réalisation de ce premier tome, je n’ai pas eu le sentiment d’être totalement seul. Il faut dire que j’y passe mon temps à réveiller les morts, à malaxer des figures passées toujours vibrantes, vivantes en moi. Un long tâtonnement dans le noir jalonné de lucioles orange et blanches, plus ou moins fantomatiques, fantasmatiques… Alors qu’en mode collectif, je me suis souvent senti à la fois seul et tributaire, un peu conditionné par la présence des autres… Mais qu’on œuvre pour un livre solo ou un ouvrage collectif, concrètement, on est toujours seul face à sa planche.
Par exemple, le long chantier collectif de Fabuleux Furieux ! que tu évoques s’est fait de mon domicile, dans ma brousse reculée… Et les 80 auteurs qui y participent ont aussi bossé chacun de leur côté. La pratique même de la bande dessinée implique un retrait du monde. Même si l’on travaille en atelier à plusieurs, on n’en reste pas moins moine copiste, tous sexes confondus. Seul, on concentre des intentions sur le papier, plus ou moins fléchées, et c’est ensuite, en différé, que voyagent vers autrui le regard et la voix que nous avons tracés.
Ceci dit, tu as complètement raison de pointer une différence entre Au Travail et ce que j’ai fait auparavant. Je vois ici plus de liberté, d’élan, d’abandon… tout en étant soutenu par ce que j’ai à raconter, avec un texte préparé en amont, mais sans savoir à l’avance quelle forme va prendre la planche. Ce lâcher-prise m’offre beaucoup de surprises, et me révèle une vérité : il s’agit d’accepter de ne pas tout contrôler. Lorsque je regarde le livre aujourd’hui, je suis d’ailleurs surpris d’y découvrir encore des choses, des connexions nouvelles qui m’avaient jusqu’alors échappé.
J’ai avancé pas à pas, page à page, et les cailloux du Petit Poucet se sont assemblés d’eux-mêmes, et continuent de se mouvoir au fil de la lecture et du regard. Parmi ces cailloux, revisiter les travaux de Morris, Uderzo & Goscinny, Hergé et Franquin s’imposait de fait. Comme je te le disais, j’avais déjà ébauché quelques années plus tôt quelque chose autour de La Mauvaise Tête, qui se retrouve développé ici.
Lorsque je feuillette aujourd’hui ces Astérix, Lucky Luke et les rares Tintin que j’ai lus et relus enfant, je suis aimanté par des cases et des séquences précises, comme je le raconte dans le premier chapitre. Il m’est troublant de voir se dégager certaines images, et de les relier entre elles : mises bout à bout, elles se recoupent et tracent d’autres voies que celles des livres dont elles sont issues. À travers elles, en creux, je peux lire des morceaux de ma propre histoire, et j’imagine qu’il en va de même pour beaucoup de lecteurs.
Ta formule, « les grands auteurs de ton enfance », pourrait tendre vers la nostalgie, mais je ne pense pas creuser ce filon-ci. Mon sillon, c’est plutôt de pister ce qui se cache derrière la poussière, le vernis. Car lorsque j’ai découvert ces bouquins enfant, c’était de façon brute, animale : non seulement je ne savais pas encore lire le texte, mais j’ignorais tout de leurs auteurs. Aujourd’hui, on les sanctifie, on les statufie, on en rajoute des couches, et cela peut avoir pour effet de nous éloigner de leur nature première. Car de quoi parle-t-on vraiment ? Qu’y a-t-il au fond de la marmite ?
Hergé, par exemple, me fascine totalement. Je n’ai pourtant jamais réellement lu Tintin, dont les aventures me laissent plutôt froid. En revanche, la façon dont Hergé synthétise sa part d’inconscient me bouleverse : partout chez lui, on trouve des images, des associations, des enchaînements d’une force incroyable, redoutable. J’aime bien fanfaronner en disant qu’à côté de lui, David Lynch est un petit joueur… J’adore Eraserhead et j’aime aussi le bonhomme, mais Hergé, à sa façon, a su semer un trouble tout aussi profond et expressif. Son trait magnifique, ses compositions, ses couleurs, le choix ascétique et symbolique de ses motifs, tout cela distille un trouble évident ! Ce n’est pas pour rien que Charles Burns soulève ce lièvre aujourd’hui, comme Chaland l’a brillamment fait hier.
Enfant, je n’ai vu que quelques Tintin, et je trouvais ça extrêmement bizarre : il se dégageait de ces images un truc vraiment malsain, dérangeant, à la fois figé et très organique. À l’époque, je ne savais pas du tout qui était Hergé, et donc ne me posais même pas la question, trop occupé à vivre ce mélange d’attirance et de répulsion. C’est aujourd’hui que je vais le considérer comme un grand auteur, à la portée universelle : de par le vaste monde, sous couvert d’aventures pour les jeunes de « 7 à 77 ans », ses graines tantôt lumineuses, tantôt vénéneuses, continuent de nous émouvoir. On peut lui reprocher les écueils humains inhérents à tout parcours, et je ne comprends pas comment Tintin au Congo peut encore être publié aujourd’hui sans avant-propos… Mais c’est aussi pour cela qu’il est intéressant, parce qu’il n’a pas pu tout contrôler. Et comme tout un chacun, Hergé est aussi le fruit de son milieu et de son époque. Quel serait son travail, ou celui de Franquin, s’ils travaillaient aujourd’hui ?…
Pour finir de répondre à ta question sur le mode collectif, si ce dernier me touche en particulier, c’est parce que c’est par cette voie que je suis entré en bande dessinée. Avec Laure, sans trop réfléchir, nous avons d’abord bricolé un tout petit fanzine, un A6 photocopié en douze exemplaires, histoire de relier les planches et dessins éparpillés que nous semions au quotidien, tout en y embarquant quelques copains. C’était au printemps 1991, et on a appelé ça Brulos Le Zarzi.
À cette même période, L’Association démarrait, et dans plusieurs endroits du monde, sans se concerter, de nombreuses initiatives voyaient le jour, souvent sous forme de publications collectives, toutes animées du désir commun de développer de nouvelles choses en bande dessinée. Par exemple, Laure et moi avons dévoré les dix premiers numéros de la revue québecoise Drawn & Quarterly, un vrai trésor, avec Julie Doucet, Joe Matt, Seth, Chester Brown et d’autres auteurs fabuleux comme Michael Dougan, encore très peu connu de ce côté de l’atlantique (amis éditeurs, à quand une traduction de son génial I can’t tell you anything ?). Quand tu commences à t’y mettre toi aussi, tout ça est extrêmement stimulant, et l’émulation devient vite ton principal carburant. Ça s’est poursuivi quand j’ai commencé à publier dans Ego comme X, Lapin, Jade, Fusée ou le Jambon Blindé de Mattt, et j’ai poussé ça encore avec l’hommage à Shelton paru en 2004 aux Requins Marteaux.
Au quotidien, puisque je vis avec Laure depuis nos débuts communs, on a toujours eu le loisir d’échanger sur le boulot, ce dont on ne se prive pas. Elle a accompagné toute la gestation d’Au Travail, avec un soutien indéfectible et permanent. On a d’ailleurs tout intérêt à se motiver mutuellement, car bien qu’on évolue depuis longtemps dans le petit milieu de la bande dessinée indé, les retours sont finalement assez rares, et souvent laconiques, parcellaires.
Comme je le dis plus haut, on peut aussi se sentir très seul parmi la foule, d’autant que la donne collective se transforme naturellement à travers le temps.
Peu à peu, j’ai vu la plupart des auteurs aux côtés desquels je publiais en revue se concentrer davantage sur leur œuvre personnelle, et j’ai mis un certain temps à m’octroyer le droit de faire aussi cavalier seul. Ça m’a longtemps rassuré de me mêler aux copains, et j’aime vraiment tisser des liens. Mais vient un moment où il s’agit de quitter la chaleur tiède de la grotte, de se lancer sur le chemin et d’accepter la pleine lumière comme les ténèbres, seul en selle… Ce qui ne m’empêche pas d’avoir de nouvelles envies de collectif en même temps !
« Without people, you’re nothing », comme dit Joe Strummer ?
En live comme en différé, en solo comme accompagné, j’ai besoin de sentir circuler l’énergie, de m’assurer que je connecte avec l’autre. Tout seul sur une île déserte ou au fin fond de l’hyper espace, je ne sais pas bien ce que je ferais, sinon chercher désespérément à communiquer.

MR : La communication est justement quelque chose que je voulais aborder. Au travail ne se contente pas de raconter ton expérience, le cadre est bien plus large et peut intéresser tous ceux qui se questionnent sur la pratique artistique. On est bien loin d’une méthode expliquant comment se mettre au dessin, bien plus dans une question moins fréquemment posée : « Pourquoi suis-je devenu un artiste, moi plutôt qu’un autre ? ». Tu expliques avec justesse que tous les enfants dessinent et qu’un jour, la plupart arrêtent, celui qui continue étant alors identifié comme l’artiste de la classe, de la famille, etc…
Au travail est vraiment une plongée dans cette naissance de l’art, ce qui lui confère une grande universalité. Quand on sait que tu es également enseignant en bande dessinée auprès d’un public amateur, c’est très intrigant. Car moi qui ne te connais que par ton œuvre, je trouve que tu parles incroyablement bien du « désir artistique »… mais je n’arrive pas à t’imaginer enseigner une méthode, qui même quand elle est libre nécessite toujours un minimum de dogmatisme ou d’autorité.

OJ : Pour bonne partie, Au travail est, à la base, un moyen d’échanger sur la nature de la bande dessinée, de sa lecture, de sa pratique. Car au fond, qu’est-ce que c’est que ce truc, et qu’est-ce que ça nous fait ?
Je suis parfois frustré de ne pas arriver à répondre correctement aux questions que l’on peut me poser dans la vie courante : « Ah, et tu fais quel genre de BD ? Et tu en vis ? »… À peine commencée mon explication, il n’est pas rare que la discussion s’arrête très vite, ou change de sujet. Je préférerais bien sûr qu’on me demande « ce que je vis avec la bande dessinée », mais oralement, dans des conditions plus ou moins propices à la causerie dilatée, serais-je alors vraiment en mesure d’y répondre de façon un tant soit peu complète, juste et intelligible ?
Ici, je peux creuser ce dialogue pas à pas, le développer au fil de la pensée, du va et vient permanent entre le souvenir et le moment présent. Mon parcours n’est qu’un vecteur, et même si je m’évertue à être le plus précis possible, je sais très bien que tout ça m’échappe, me passe au travers. Comme le dit Menu, « Plus tu es précis avec l’intimité, plus tu touches à l’universel ». Pour moi, c’est une combinaison d’abandon et de concentration, où encore une fois, on accepte de ne pas tout contrôler.
Le livre vient tout juste de sortir, mais je suis déjà troublé de recevoir certains retours, où l’autre projette à loisir ses propres images sur ce que je raconte. La boucle semble fonctionner, circuler, ça connecte et c’est pour moi un soulagement. Voilà qui me libère et me pousse à continuer la suite sans plus attendre.
La communication m’apparaît tel un centre névralgique du dispositif de bande dessinée. En amont, on y a toute la latitude pour construire notre propos, disposer les petits cailloux dont l’autre peut ensuite se saisir. Ce soin narratif permet par ailleurs de mesurer combien l’on communique étrangement entre bipèdes. Aujourd’hui, nos échanges sont passés à la moulinette numérique, diffractés en mille et un petits morceaux avec lesquels, personnellement, j’ai peine à jongler. L’analogique, soit le sillon continu, unifié, me semble plus sain, plus complet… Et ce n’est pas seulement parce que j’adore les disques vinyles.
Voilà plus de 10 ans que je ressens clairement cette accélération quotidienne qui, confrontée à la pratique de la bande dessinée, n’en est que plus flagrante.
Ceci dit, je crois que j’ai toujours trouvés étranges les échanges entre êtres humains, d’où mon désir de dire les choses autrement, de m’exprimer à mon rythme. L’association du texte et de l’image dessinés, entremêlés, ponctués, permet tellement de choses… Et si l’on se débrouille bien, en prenant soin de laisser le bazar respirer, je crois qu’on peut vraiment communiquer de cœur à cœur.
Puisque tu en parles, depuis quelques années, j’enseigne en effet la bande dessinée et j’en suis le premier surpris, tant je ne l’aurais jamais imaginé auparavant. C’est Laure qui, la première, a repris ses études, un souhait personnel associé à une nécessité de trouver des solutions à notre précarité. Car la bande dessinée, du moins telle que nous la pratiquons depuis plus de 20 ans, n’est pas une activité très rémunératrice (euphémisme), alors que c’est ce qu’on préfère faire… d’où problème. Et puis nous avons 2 enfants, et même si l’on est habitué à avoir peu de besoins, il est aujourd’hui devenu réellement difficile de vivre avec très peu d’argent. Alors quoi ? Euh, au travail ?…
Dans le cadre d’une VAE (Validation des Acquis de l’Expérience), je suis donc retourné passer un diplôme à l’École d’Art de Lorient, pour aujourd’hui me retrouver à enseigner aux Ateliers Beaux Arts de la Ville de Paris. Il s’agit de cours pour un public amateur, très diversifié : l’atelier où j’officie rassemble autant d’hommes que de femmes, de 16 à 60 ans et plus, presque comme Tintin. Chaque personne a une demande qui lui est propre, ses goûts, ses couleurs, son parcours, aussi me voyais-je mal faire un cours magistral imposant la même chose à tout le monde.
Alors, comment « apprendre à faire de la bande dessinée » ?
Je n’ai pas de recette, de « méthode », et quant à l’autorité, elle n’est pas de mise puisque tous les gens viennent à l’atelier de leur plein gré, plutôt en mode détente, relâché. Je fais tout ce que je peux pour installer une atmosphère conviviale, j’accompagne chacun en fonction de ses besoins, et l’affaire évolue selon l’investissement de la personne dans le travail. Je propose aussi des exercices ludiques : pendant la semaine du festival d’Angoulême, on s’est amusés à faire « les 3 heures de la BD ». C’est la durée de nos cours, et durant ce laps de temps, il s’agissait de faire trois planches, à partir d’une phrase imposée et avec les moyens du bord. Et ça a poussé tout le monde vers l’avant, parfois à pas de géant. Là, on prépare le fanzine annuel, et idem, ça donne un bon coup de boost via un objectif concret et collectif, ce qui ne gâte rien. Du coup, l’atelier est à la fois studieux et vivant, avec pas mal d’échanges et d’émulation.
Certains sont plus mordus que d’autres, avec déjà un univers et des objectifs de publication, alors que d’autres viennent essayer, jeter un œil, et plus si affinités. La différence se fait sur l’endurance et l’ouverture, selon moi les premières qualités nécessaires pour faire de la bande dessinée.
Évidemment, une bonne part des gens qui arrivent à l’atelier focalise surtout sur le dessin, avec une volonté d’apprentissage technique en vue d’un résultat, dans l’idée de « bien faire »… pour s’apercevoir plus ou moins vite qu’on va davantage parler de trait, d’expression personnelle, de chemin… Et que ce trait va s’écouler ici au service d’un propos, d’une narration, d’un rythme. En résumé, j’essaie de conseiller chacun, de stimuler, d’aider à se repérer et à prendre ses libertés : gagner du temps en évitant de trop tourner autour de l’activité, plutôt plonger dedans au plus tôt afin d’éprouver les choses par soi-même, pour se rendre compte que l’eau n’est ni brûlante ni glacée, qu’on a toujours pied et que peu à peu, on prend même plaisir à s’éloigner du bord…
Il y aurait beaucoup à dire sur ces observations, et je n’écarte pas l’idée de développer ça un jour dans un livre. Peut-être à la fin du dernier tome d’Au Travail ? Ça pourrait faire une belle boucle.

[Entretien réalisé par courriels entre le 23 et le 30 avril 2012]

Notes

  1. Ouvrage collectif hommage à Gilbert Shelton dirigé par Olivier Josso et publié par les Requins Marteaux en 2004.
Entretien par en juin 2012