Au travail (t.1)

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La bande dessinée comme art de la mémoire, de cette matière mémorielle qui remplie cette gouttière, ce rets d’entre-cases où le sens de ce qui y prend vie est celui de la lecture, d’une lecture. La neuvième chose comme jeu du manque, du suggérer, du non dit mais à voir, du non vu mais à dire, de la souvenance sous jacente, de cette quasi latence onirique soumise/proposée au travail dirigé «du lire» par l’artiste rêvant ou s’exprimant à divers degré de conscience.

Olivier Josso Hamel à perdu son père très jeune, au prime âge sans mémoire, quasi sans mots et sans images, encore hors du temps perçu et du sens qu’il donne. Qu’enfant, il soit tombé dans les réticulations de mots et d’images où un regard donne un sens, en devient presque logique, en devient l’heureuse bouée permettant de prendre souffle, voire de l’initier.[1]

Aujourd’hui auteur au mitan, c’est ce jeune lecteur de la vie qu’il regarde, celui s’interrogeant en s’inspirant du réseau de cases et de pages, pour en faire l’arantèle afférente à soi d’où le monde s’attrape, où pour le moins s’appréhende et fait moins peur, devient vivable.

Visions intérieures entre feuilles orange où se déploie l’identité. Le petit Olivier dessinait sur des pochettes en papiers de cette couleur, ramenées en quantités d’un laboratoire de radiologie pour protéger et classer les clichés d’intérieurs de corps rendus visibles, où fonctions et dysfonctionnements se donnaient enfin à voir à des adultes inquiets ou thérapeutes.

Nom, prénom, naissance, type et date d’examen, ces items identificatoires imprimés ne gênaient pas l’enfant. Il y trouvait l’assise inconsciente, les survolait de son dessin en devenir (de son dessein à venir), et en faisait le niveau zéro où haut et bas se distinguent. S’élever (être élève) en devant plonger, voir ce sous-sol ou d’autre périphéries qui se comblent par la disparition, non pas comme des lieux de l’ensevelissement mais bien plutôt de l’accumulation mémorielle, stratifiée, où tout s’invente à celui qui fouille, cherche, analyse, en fait la lecture.

De cet orange à la chaleur aurorale presque aveuglante, ne laissant place qu’à un noir de tâches solaires, l’auteur adulte ajoute le blanc du Tipp-Ex, de l’efface-encre correcteur. Celui-ci n’efface pas, il est une balance des blancs, corrige la dominante et fait matière, relief, recul, voire gouttière anamorphosée où présent mnésique et adultat structurent, relient, relisent peut-être.

L’obsession du jeune Josso pour La mauvaise tête, cette aventure de Spirou dessinée par Franquin, répond à la question de l’image d’un disparu gonflée par la parole des souvenirs familiaux échangés. Cet album qui appartenait à un oncle, découvert comme un album souvenir oublié dans une cave, cristallise l’interrogation devant le portrait photographique d’un père, image qui fait mémoire bien mieux que la propre mémoire de l’auteur. Cette tête d’un Fantasio disparu, gonflée par un souffle qui se confond avec la parole dans les bande dessinée,[2] prend valeur aux yeux de l’enfant qui la voit s’élever, devenir hors proportion et laisser deviner sa nature de masque et de baudruche fragile pouvant éclater en rencontrant la moindre des saillies aiguisées.[3]

Cet album s’affirmera comme un jalon important dans l’histoire de l’autobiographie en bande dessinée, parce qu’il ne cultive pas la chronologie de ces épiphanies convenues de l’enfance vécues à travers des œuvres plus absorbées que comprises, et révérées bien plus tard dans un «cu-culte» collectif régressif. Au travail interroge celui d’un rêve, ou plutôt du «faisant rêvé»  dans la constitution d’une mémoire et d’une identité, et ce de manière d’autant plus forte que la bande dessinée à à voir avec la mémoire. Pas de nostalgie, mais bien une lecture et une analyse qui explorent l’écheveau de liaisons faisant cognition, et ce jusque dans la structure des planches semblant plonger dans une gouttière d’entre-deux lectures, albums, mais aussi d’âges de la vie. En cela l’album est passionnant, à la fois comme lecture de l’émergence d’une subjectivité et résurgence d’une lecture subjective.

Notes

  1. i.e. parler, dialoguer, puisque c’est par la bulle, cette expiration, que la parole est présente dans la grande majorité des bandes dessinées.
  2. Le jeune Josso ne sachant pas lire, l’énorme tête de Fantasio pouvait aussi s’interpréter comme une énorme bulle remplie de couleurs et de signes.
  3. Ajoutons que grossie, schématisée, rehaussée de blanc, la tête de Fantasio a tout d’une tête de mort, d’une mort fantasque.
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Chroniqué par en mai 2012