172 détails de mes 19 ans
Avec Eau de javel, Violette Gauthier est apparue dans le monde de l’égozine il y a quelques années, avec une formule un peu à l’ancienne bien qu’elle soit très jeune. Ce fanzine de lycée s’apparentait en effet aux classiques du siècle passé : entretiens musicaux croisant des réflexions quotidiennes et entrecoupés de dessins divers, avec un effet manuel recherché (collages visibles, lettrage cursif…). On pourrait presque regretter l’aspect trop savamment amateur de l’ensemble, qui est cependant logique quand on pratique ce type de fanzinat aujourd’hui : avec l’existence du web, un fanzine papier est un acte moins indispensable, et ressort donc de choix et de réflexions souvent plus précis que dans les années 1970 et 1980.
En septembre 2022, au détour d’un entretien, Benoît Chaput, dirigeant de la maison d’édition montréalaise de poésie l’Oie de Cravan, me révélait préparer un ouvrage de Violette Gauthier. Avec sa vision extensive de la poésie, il publie les expérimentations textuelles de Julie Doucet, mais aussi ses propres bandes dessinées, ainsi que d’autres d’Obom, de la regrettée Geneviève Castrée ou de Michel Hellman, et explique y trouver une logique évidente : « je vais publier un ouvrage d’une toute jeune femme qui habite à Paris, Violette Gauthier, qui a 19 ans et que j’ai rencontrée il y a deux ans. Elle fait un fanzine depuis son adolescence, Eau de Javel, et c’est vraiment formidable. Elle me fait beaucoup penser à Geneviève Castrée, elle a la même écriture quand elle forme les mots, je ne sais pas ce que l’écriture révèle des gens. Elle fait un peu de dessin, des textes, ce n’est pas vraiment de la bande dessinée, ça nous correspond très bien je crois ? »[1]
J’avoue que je craignais ce passage du fanzine profus au livre thématique, surtout après révélation du titre qui pouvait suggérer de simples évocations illustrées de souvenirs, sympathiques sur un blog mais qui ne réussissent pas à former un tout pertinent. Curieux tout de même, il a fallu me rendre à l’évidence : si elle est éclatée, voire éparse, c’est bien là une bande dessinée. Derrière les dessins et leurs légendes plus ou moins vivantes, qui peuvent paraître anecdotiques, se tisse une narration plus complexe. L’un répond à l’autre, quelques pages plus loin des relations se créent et se détissent, des géographies s’étendent, marquant de nouvelles réalités. Face aux premiers émois, le divorce des parents, les apprentissages pour se distraire, les objets s’accumulent, disparaissent, et sont commentés d’une manière spécifique, rendant réelles et concrètes les évolutions.
Le livre ne montre quasiment aucun personnage humain, et ne les identifie jamais vraiment[2], et prend « le parti-pris des choses », puissant vecteur de transformation. Avec cet axe narratif fort, qui prend toute sa pertinence au fil des pages, Violette Gauthier réussit à émouvoir et à surprendre. Ses objets joliment dessinés ((Par ailleurs encadrés d’un lettrage si graphique, qui entremêle et tournicote comme le fil du vieux téléphone auquel elle semble attachée. Lors d’un échange récent, l’autrice a indiqué envisager un mémoire de recherche en philosophie de l’art autour de la lettre, j’ignore si elle formalisera ce projet mais cela rappelle encore combien ce point d’entrée est central dans son travail.)) avancent sur une ligne de crête, évitent le suranné malgré un goût de l’ancien, et parviennent à être plus humains que n’importe quel anthropomorphisme.
L’autrice n’a sans doute pas vu son livre comme une bande dessinée. Chez les libraires, il navigue d’ailleurs joyeusement des rayons de dessins à ceux de poésie. Il est à espérer qu’il puisse ainsi porter sa bichromie bleue à des lecteurs de mots qui n’ont pas l’habitude du dessin, et que les lecteurs de bande dessinée oseront s’y pencher, avant de s’y reconnaître.
Notes
- L’Oie de cravan, un éditeur qu’on n’attend pas. Entretien avec Benoît Chaput, dans le cadre du dossier Julie Doucet, neuvième art, janvier 2023.
- J’ai compté deux occurrences : le tout premier dessin, décrivant les différents types de voisins aux fenêtres de l’immeuble d’en face, tous en ombres, et un dessin plus large sur le vide, où l’humain sert avant tout à matérialiser la solitude mais ne représente pas une personne précise (même, si forcément, on peut y lire n’importe qui).
Super contenu ! Continuez votre bon travail!