Alack Sinner – L’âge de l’innocence
Notes de (re)lecture
Des images particulières
Alack Sinner est un détective créé par Jose Muñoz et Carlos Sampayo et L’âge de l’innocence regroupe ses premières «aventures». Au fil des onze récits de ce recueil, le lecteur rencontre régulièrement des images qui déroutent quelque peu son regard : le récit semble soudain perdre de sa tension, se suspendre pour reprendre son cours normal dès l’image suivante.
Les images en question montrent des groupes humains, dans une rue ou dans un lieu public qui est fréquemment le bar de Joe (Joe’s Cab), mais qui peut aussi être un cocktail, ou une boite de jazz. Alack Sinner est parfois visible dans le groupe, mais ce n’est pas systématique. Et qui plus est, les personnages qui figurent dans l’image et lui volent la vedette ne sont pas des protagonistes du récit : nous ne les reverrons pas et ils n’apportent rien à l’intrigue.
Ces cases n’ont visiblement pas pour fonction de faire progresser le récit : les informations utiles figurent dans le récitatif, parfois dans un dialogue, souvent nulle part, en tout cas jamais dans le dessin. Et pourtant, ces images figurent bien dans la planche et dans le livre… à quelle fin ?
Planter le décor ? Ralentir le récit ?
De telles images en plan large peuplées de personnages anonymes peuvent avoir pour fonction de situer géographiquement le récit, d’en planter le décor. Elles sont alors cependant plutôt placées en ouverture du récit, ce qui n’est pas le cas dans les histoires d’Alack Sinner qui, par ailleurs se passent toutes à New York, ce qui peut rendre superflu la localisation géographique.
On voit au cinéma d’autres utilisations des plans panoramiques : laisser souffler le spectateur, lui offrir une pause avec des séquences dans lesquelles il peut relâcher son attention. Les images de Muñoz et Sampayo pourraient bien avoir ce rôle de ponctuation du récit. Cependant les aventures d’Alack Sinner ne sont pas menées sur un rythme si haletant qu’il faille ménager le lecteur…
Un sens dans le récit
On peut aussi voir dans ces images particulières autre chose qu’un procédé narratif ou qu’un élément de syntaxe : Il me semble qu’elles portent aussi un sens dans le récit malgré leur apparente neutralité.
Neutres, elles le sont vis à vis de l’intrigue : ces images ne révèlent pas de nouveaux indices, elles ne montrent pas de faits en relation avec l’histoire en cours, aucun des protagonistes en jeu n’y agit… ce qui nous est montré, nous l’avons déjà dit, n’a pas d’effet moteur sur le déroulement de l’enquête d’Alack Sinner. Mais si elle ne font pas progresser le récit, peut être sont elles là en revanche pour lui faire faire un pas de coté ? Le lecteur n’avance pas, mais il prend du recul.
Avec ces images à contretemps, vidées de toutes péripéties significatives au regard de l’enquête qui occupe leur héros, Muñoz et Sampayo prennent de la distance avec les évènements. Le lecteur que je suis est rappelé aux réalités humaines : quelle que soit l’intensité dramatique de l’aventure d’Alack Sinner que nous sommes invités à suivre, elle s’inscrit dans un monde plus large, peuplé d’une humanité portée par une infinie diversité de préoccupations. Chacun ses déboires, et tous comptes faits, l’enquête d’Alack Sinner n’a pas plus d’importance que les soucis qui rident le front de cette femme, au milieu de la planche 9 de Lui dont la bonté est infinie…
Qui est cette femme ? Et quelle tristesse touche cette autre qui baisse les yeux dans la planche 21 de Viet blues ? Nous n’en saurons pas plus et c’est là l’une des singularités de ces images : le premier plan est occupé par des figurants. Les personnages principaux et secondaires sont relégués au deuxième plan, quand ils ne sont pas absents. Passent alors sous nos yeux des scènes instantanées (l’échange de regard entre deux créatures de la nuit, en ouverture de Constancio et Manolo, ou un groupe d’adolescents ricanant au passage d’un couple obèse dans lea 3ème planche de Lui dont la bonté est infinie), des miettes de vies, qui, le temps d’une case, prennent le pas sur l’intrigue, manifestant l’inversion du premier et du second plan
Muñoz et Sampayo trouvent ainsi une belle façon de renouveler le genre tellement rebattu du polar, en introduisant une distance sans tomber dans la parodie, ni décentrer le récit.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!