
Carlos Gardel
Peut-on faire une biographie d’une légende, de quelqu’un dont naissance et mort sont des mystères, dont la vie privée a été savamment préservée des regards d’alors, et aurait depuis atteint un statut mythique l’identifiant au pays où il vivait ? Mais peut-être la vraie question est-elle : ce livre est-il une biographie de Carlos Gardel comme on le présente partout ?
La réponse est non. Comment pourrait-il l’être d’ailleurs, dans la mesure où il ne s’intéresse qu’aux derniers mois du chanteur,[1] celui où il fait un trait d’union entre le Nord est le Sud du continent américain, avant de mourir dans un accident d’avion ?[2] Ce livre parle bien plutôt d’un vol brisé se poursuivant dans l’éther d’une idée, du passage d’un chef de l’état d’esprit d’une nation à celui d’une allégorie de celle-ci.
Carlos Gardel dévoile peut-être l’impasse d’un pays à s’être pensé «comme» l’Amérique, et de s’être ensuite découvert lui-même par la mort du chanteur. L’Argentine «comme» les Etats-Unis, avec comme elle, ses cow-boys, ses indiens, ses esclaves noirs, ses gangsters et sa musique vernaculaire devenue universelle. Géographiquement, sa situation serait aussi comparable, la tête en bas dans l’autre hémisphère et Buenos Aires serait comme une New York au bord de l’Atlantique. Pourquoi l’Argentine n’est pas les Etats-Unis de l’hémisphère sud ? Aurait-elle pu l’être ?
Le fait que Gardel était à deux doigts de monter ses propres studios de cinéma laisse à penser que oui dans le livre. Mais les autres faits sont là eux aussi, ceux en particulier qui font que Gardel n’est pas argentin de naissance[3] et que sa mère — avec laquelle il a une relation fusionnelle — est française. Deux points qui montrent que l’Amérique du sud n’est pas unie et qu’elle n’aurait pas coupé le cordon avec l’Europe, un dernier aspect qui toucherait plus particulièrement l’Argentine.
Seul le tango peut s’affirmer comme l’équivalent du jazz, faire que Gardel puisse trouver sa place au Cotton Club, dans la ville d’Alack Sinner.
L’avion qui emportera à jamais Gardel avait été acheté par lui. Le crash serait peut-être du à une collision, comme on sait le dire d’un destin «percuté en plein vol».
On dit aussi des chansons de Gardel que ce ne sont pas des tangos à danser (Milonga). Peut-être est-ce là le problème, un tango qui s’écoute, une Argentine dans l’incapacité à pouvoir danser avec la grande sœur du nord ou celles plus petites de ses frontières.
La force du livre serait de faire la biographie d’une nation qui ne sait pas danser et qui s’incarne bien plus surement dans Romuldo Merval, vieillard solitaire qui dit avoir tué Gardel et agonise misérablement dans un hôpital après avoir été tabassé par les vigiles du studio de télévision où il voulait perturber le débat qui charpente tout le scénario de l’album.
Un scénario qui, lui, est un vrai tango, entre deux voix contradictoires invitées sur un plateau,[4] qui échappent à l’habituelle neutralité médiatique qu’elles devraient générer[5] par l’ambiguïté et la neutralité que travaillait Gardel et fit une bonne part de son universalité post mortem.
Une danse à deux[6] qui s’étend alors au couple scénariste/dessinateur, aux mots et images de bande dessinée, et enfin aux albums Carlos Gardel en 2010 et Billie Holiday en 1991.[7] Un livre alors plus autobiographique que biographique, faisant la généalogie d’une culture, d’un état d’union d’esprits au bord du Rio de la Plata, qui pour le tango fut celui de leur enfance, de leur parents et de leurs grands parents ; qui pour le jazz fut celui de leur adolescence, des films noirs américains d’Hollywood et de ses studios qui ont eu le champ libre après la mort de Gardel.[8]
Carlos Gardel serait le père, Billie Holiday la mère. Blanc et noir expliquant ce long duo d’auteurs à la fois musiciens et danseurs, dans un entre-deux imperturbablement dédié à la neuvième chose.
Notes
- L’essentiel se passe entre 1934 et 1935. Ensuite il y a quelques flashbacks sur la vie de Gradel à partir de cette époque, en particulier la très belle scène du «Payador» (pp.29-32). La majorité des faits sont «reconstitués» à partir d’un débat télévisuel entre deux experts, dans les années 2000, où le témoignage du vieux Romuldo Merval recueilli par l’un d’entre eux des années plus tôt, est au centre de la discussion. C’est ce vieillard, sa jeunesse et sa première rencontre avec Gardel, qui initie véritablement le récit.
- Gardel meurt le 24 juin 1935 à Medellin en Colombie, comme à équidistance des pôles étatsunien et argentin.
- A travers la question de la naissance de Gardel en Uruguay c’est la rivalité entre ces deux pays qui éclate.
- Une piste de danse.
- La classique annulation du débat par le débat, où la télégénie des bons mots est préférable aux arguments pesés.
- Muñoz : «… nous sommes en train de dessiner un tango à nous…» in Goffredo Fofi : Conversations avec Muñoz & Sampayo, Paris, Casterman, janvier 2008, p.42.
- Une danse qui pourrait s’étendre bien plus loin et à divers degrés : villes-campagnes, Buenos Aires/New-York, Tango/Jazz, noir/blanc, etc.
- Voir p.110 de l’album.

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