Anita

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Gravitation qui plie le rayon lumineux vers la rétine, les images d’Anita sont très denses. Elles sont minérales, formées par dilution et accrétion lente. Elles émergent et attirent profondément le lecteur (un profond dément) qui s’y trouve alors plongé, aspiré.
D’où ses cadres auxquels on s’accroche, et de là vient peut-être l’anicroche. Car quand les images existent autant, le blanc de l’inter-case, de la planche et des bulles réagit autrement. Il éclate jusqu’à éblouir comme un rayon de soleil reflété soudainement par un miroir ou une fenêtre.

Ricci essaie de diminuer cette présence du blanc par ses compositions de planches. D’une, deux ou trois cases maximums, ces structures régulières (comme des fenêtres) sont rythmées par leur apparition (faussement aléatoire) et leur juxtaposition (diptyque) [1] . Ce rythme est modulé par les récitatifs qui apparaissent et se logent dans les distensions des cadres des images. Ils semblent émerger d’un clic de souris, en haut et en bas (ce qui est un peu surprenant, plutôt agréable), Tout ce travail montre/confirme la grande intelligence plastique de Ricci. Mais le manque restera là, infime comme l’espace laissé entre les images.
Peut-être est-ce là le seul défaut (infime je le répète) de cet album. Il aurait gagné à être sur un fond noir. La typo aurait dû garder aussi un effet de trace manuscrite, celle du crayon graphite sur un papier gros grain (car on devine une épaisseur du support derrière les couleurs (tout aussi épaisses (posées à la cire ( ?))) absorbant comme celui destiné à l’aquarelle. L’homogénéité du support, dont sait si bien jouer McKean, (grand créateur d’image gravitationnelle), échappe quelque peu à ce livre.

Mais l’histoire ? L’histoire est comme un journal personnel d’hiver (de novembre à mars). Anita s’y raconte ses rencontres et se rencontre. Elle travaille dans un resto de solitudes où les corps se nourrissent bien plus (survivre) que les têtes (sur-vie). Clients, amis, amants, viennent ou partent. Anita a une manie/hobby/passion pour (la) stabilité : elle photographie les restes de ces repas de solitudes. Traces photographiques de traces de repas, comme portraits de ces gens aperçus. Elle fait un peu, ce que fait Spoerri avec ses natures mortes [2] . Elle développe ce monde, enveloppée dans la lumière rouge de son laboratoire. Lumière chaude contre lumière froide de l’hiver. L’acte photographique s’offre comme la fenêtre sur un monde, un hameçon de mélancolie pour la pêche aux souvenirs des fameux temps perdus, face au temps (weather & time) qui se perd. Ainsi va sa vie, ainsi Anita survit, racontée par Gabriella Giandelli dans une modulation hautement sensible (féminine dans la noblesse de ce mot).

L’histoire ne compense pas l’infime manque évoqué plus haut. En fait, elle le justifie (peut-être ?), le réalise comme ce manque dans la vie d’Anita. Un manque (infiniment) infime (aux conséquences chaotiques ?), indescriptible, indicible et qu’il fallait suggérer dans ce rapport à la fois mot/image et plus que mot/image (closure).
C’est (ce serait ?) un invisible suggéré par les images au maximum de présence visible de Ricci. Alors là oui, Anita est du grand art invisible.

Notes

  1. Il y a même des jeux de superpositions, planches 12 et 16 par exemple.
  2. Spoerri colle par exemple des restes de repas (assiettes, verres, couverts, serviettes, etc.) sur une toile puis accroche le tout. Il assume ainsi le terme nature morte et crée une sorte d’archéo-logie.
Site officiel de Fréon
Chroniqué par en mars 1999