Anti-Reflux #1

de

Il y a cinq ans, David Amram sortait le premier numéro de son fanzine Anti-Reflux. Un numéro autoédité relativement discret, où se croisaient des influences allant du cartoon américain à l’autofiction la plus sombre, en passant par l’absurdité toute Placid et Muzienne et une certaine candeur brute de l’enfance. Un deuxième a vu ensuite le jour et plus rien, si ce n’est quelques récits épars dans Nicole (revue de Cornélius) ou Kramer’s ergot, reprenant parfois quelques pages du fanzine. Malgré ce relatif silence, on pouvait espérer que cet auteur frappant dont les personnages semblent porter le poids du monde tout en étant prêts à faire une farandole soit à nouveau publié et de manière plus visible.

Il aura fallu un peu de temps, mais voici ce vœu exaucé, toujours sous le même étendard : Anti-Reflux, nouveau numéro 1, cette fois en librairie (même si le choix de millésimer aussi sur la couverture le numéro de la collection peut un peu perturber le lecteur). Le cadre choisi pour la relance n’est pas anecdotique, puisqu’il s’agit d’une nouvelle collection de comix nommée « Kim », héritière directe de la collection « Paul » où sont parus dans les années 1990 les Mitchum de Blutch ou Roulette de Fabio, les Mune comix de Menu et autres Approximate Continuum Comics de Trondheim. Format difficile en France, sans ancrage dans la tradition éditoriale et peu visible en librairie, ces comix de trente pages constituent une réelle opportunité d’exploration dans un marché où les revues ont quasiment disparu. En proposant une nouvelle collection, accueillant auteurs confirmés comme inconnus, Cornélius tente de relancer cette possibilité de croisement et d’exploration. Anti-Reflux 1 paraît d’ailleurs à côté de comix signés Burns et Micol, des recueils d’illustrations, occasion d’attirer l’attention sur un ouvrage qui serait sans doute sinon passé inaperçu.

Ce numéro n’inclut aucune reprise des deux précédents fanzines, mais propose des pages inédites structurées autour d’un récit central. C’est là l’un des avantages certains de ce format : en dehors de la pagination globale (32 pages), l’auteur fait ce qu’il veut : une histoire de 28 pages, des gags, des illustrations, voire un mélange de tout ça… Dans cet espace relativement limité, il y a quand même de quoi permettre un certain nombre de tentatives comme on peut le voir ici, puisque des récits courts d’une, deux et trois pages se promènent autour de « Pan Pan », histoire longue où un jeune homme aux longues oreilles tombantes (mix d’un style animalier anthropomorphe et de volonté de récit réaliste) va rendre visite à sa mère dans la maison de son enfance, délabrée au milieu d’un quartier où les coups de feu rythment la nuit. Après une longue route muette, rythmée par des roues de valisette bruyantes, le jeune homme rejoint sa mère, qui navigue entre paranoïa et délire optimiste. L’ambiance rappelle celle d’autres courts récits d’Amram : « Le Ferrailleur » (Anti-Reflux n°2, repris dans Nicole n°8, les deux en 2019) et « La Niche du chien » (Nicole n°10, 2021) qui mêlaient déjà ambiance d’apocalypse contemporaine et histoires de famille, portant malgré tout une force tragicomique évidente. Il semble qu’il y ait là un sujet que l’auteur souhaiterait creuser, peut-être dans un ouvrage au long cours ? L’avenir le dira, mais ce qui pourrait être un grand récit semble en gestation depuis plusieurs années.

Les autres pages, forcément plus modestes, sont toutes aussi réussies. On y rencontre un distributeur de savon dépressif au long nez dégoulinant (forcément), joyeuseté d’objets humanisés typique des cartoons (ou de la Belle au bois dormant version Disney, mais tout cela est lié), une jeune tortue racontant dans son journal intime tout son désespoir face à la figure du père et une simple page parmi mes préférées : après « Pan pan » et sa gravité de quasi-naturalisme social, on observe un escargot se remémorant de doux souvenirs, au risque de briser le cœur d’une limace – lisez-le, vous comprendrez. Après un long moment pouvant laisser penser que tout espoir est perdu, il nous est rappelé qu’il reste de jolies choses, même si cela peut risquer de se perdre dans son passé.

Ces 32 pages du comix sont toutes un ravissement, jusqu’à la quatrième de couverture : magnifique dessin assurément lunaire, où un animal anthropomorphe fou fait rouler un astre dubitatif au-dessus d’une citation toute aussi chancelante que notre Sisyphe. Une vraie réussite qui pointe bien l’intérêt de cette collection Kim, dont on attend la deuxième vague. Gageons qu’elle permettra à d’autres jeunes créateurices de trouver un espace qui ne soit ni trop ambitieux, ni noyé dans un collectif, tout en espérant qu’à côté de ces autres futurs numéros un (le comix cadeau offert avec les premiers numéro laisse penser qu’il y aura par exemple un comix du jeune Simon Ecary), Anti-Reflux trouve un n°2, et quelques autres, que l’auteur déjà marquant par ses fanzines profite de ces mini-séquences pour rythmer sa création en devenir et s’ancrer en librairies.

Site officiel de Cornélius
Chroniqué par en septembre 2023