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L’ Art sans Madame Goldgruber

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Dans L’Art selon Madame Goldgruber, publié en 2003, la méditation sur l’incompréhension de la bande dessinée se focalisait sur le personnage de madame Goldgruber, préposée aux impôts, et sur son refus borné d’admettre que les travaux de l’auteur relevaient de «l’Art» (et lui donnaient subséquemment droit à un abattement fiscal de 10 % réservé aux artistes). L’impassibilité de Mahler, dont l’autoportrait rappelle un très grand parapluie affublé de lunettes, l’efficacité des dialogues absolument neutres, l’absence de tout éclat de voix dans le tranquille mécanisme par lequel l’administration produisait sans malice un étiquetage impitoyable des livres que l’auteur lui fournissait, tout cela finissait par produire un climat de tragi-comédie sordide.
La tragi-comédie culminait dans les dernières cases de l’épisode fondateur du livre : si, finalement, Madame Goldgruber consentait à reconnaître le statut d’Art aux œuvres de Mahler, c’était uniquement parce qu’il lui semblait évident qu’elles ne devaient pas lui rapporter grand-chose. S’il est pauvre, alors le dessinateur est un artiste : Mahler avait fait de cette pauvreté, déclinée dans tous les sens du terme, le fil rouge du volume publié en 2003, rassemblant autour de sa brève confrontation avec Madame Goldgruber d’autres épisodes aussi déprimants, aussi décalés, de son existence de dessinateur dénué de toute prise sur le monde.

Si L’Art selon Madame Goldgruber était sous-titré insulte, L’Art sans Madame Goldgruber est sous-titré saillies. Ce n’est plus cette fois un rassemblement épars de scènes cousues les unes aux autres pour fabriquer un météore revanchard (aussi rageur au fond qu’il était placide en surface) : c’est une exploration mélancolique et désabusée de la vie professionnelle du dessinateur de bandes dessinées contemporain, saisi à travers ses étapes obligées (salons, dédicaces, galeries), avec une insistance plus marquées sur l’aspect cinéphilique de la carrière de l’auteur.

Comme tel, le livre a sa place dans la collection, et il est logique de le présenter comme une suite du précédent[1]  : assumant la «pauvreté» que Madame Goldgruber a détectée en lui, Mahler continue d’utiliser son trait minimaliste, ses personnages sans regard et sans mouvement, bâtonnets hiératiques ou bonbonnes figées, pour relever avec une apparente absence d’émotion les milliers de petites entailles par où l’effort artistique est empêché, mécompris, rabaissé, trivialisé, méprisé par le monde qu’il essaye de saisir et de représenter.
Cette impossible communication de la représentation devient le seul objet de la représentation, et Mahler consacre ainsi un second livre à peindre discrètement la non-coïncidence radicale de l’artiste au monde qui l’entoure. Pas de malentendu, Mahler n’est pas romantique : ce n’est pas l’artiste qui ne correspond pas au monde, c’est qu’il n’y a plus de monde pour l’artiste, plus de monde pour comprendre ce qu’il fait, plus de mondre pour ne pas se tromper de la plus lourde des manières sur sa tâche, sa place et son rôle. L’artiste incompris face au monde si peu fait pour lui, c’est beau, mais c’est vite chiant. L’artiste perplexe face à l’absence de tout monde pour l’art, c’est inattendu, mais c’est drôle.

Mais n’est ce pas le monde, au fond, qui a raison de ne pas être fait pour l’art ? L’artiste qui s’en plaint, ou qui en souffre, a-t-il vraiment un rôle à jouer ? Oui, à en croire Mahler lui-même : lorsqu’il décrit les titubations de son homologue finlandais Jyrki Heikkinen, croisé fin saoûl à Angoulême, Mahler s’absorbe dans l’étude de la demi-rotation par laquelle son interlocuteur chancelant semble se rétablir, à intervalles réguliers. Ce petit mouvement du corps, sans importance, qu’il baptise «rotation finlandaise», est un condensé du travail de Mahler : tout se passe comme si l’absence totale d’effet, l’immobilité apparente et sidérée de ses figures, le dénuement délibéré de ses moyens d’expression, ne constituait qu’une pudeur, un silence volontaire, indispensable pour rendre sensible ce genre de microscopique non-événement.
Mais pour quoi faire ? Pourquoi faudrait-il s’astreindre à cette peinture de l’hyper-détail affectif, à ce vérisme de l’anecdote obscure, pour se plaindre ensuite de n’être pas compris ? Parce que cette minuscule vérité, quoique minuscule, est une vérité, et que la vérité représentée rend heureux : dans les notes qu’il ajoute lui-même à la fin de l’ouvrage, Mahler raconte la réaction de Heikkinen face aux planches dans lesquelles Mahler théorise la «rotation finlandaise». «It is a beautiful story. You made me a very happy man», commente le dessinateur finlandais.

Oui, ça rend heureux : les pages de Mahler sont à hurler de rire. Le contraste entre la placidité totale de ses personnages et le caractère absurde, stupide ou vain de leurs gestes et de leurs paroles produit un effet absolument réjouissant. En se mettant lui-même en scène face aux journalistes, fans, collègues, éditeurs, organisateurs de salon qui rythment sa vie professionnelle, Mahler ne gémit jamais sur l’incompréhension et l’absurdité qui l’entourent : il en prend acte, nonchalamment, amusé de sa propre distance au point de se moquer de son livre pendant qu’il le dessine. Il s’installe dans la pauvreté du monde par la pauvreté du trait, et il s’y fait, au fond, une place presque vivable et infiniment drôle. L’âcreté de L’Art selon Madame Goldgruber a laissé place à une ironie sourde, détachée, acceptant le monde et les conditions concrètes de son propre travail. Mahler n’est pas réconcilié, mais L’Art sans Madame Goldgruber parvient presque à faire de l’incommunicabilité des gens et de l’absurdité des choses les conditions habitables d’une vie d’artiste.

Notes

  1. A noter : seul le titre français construit un parallèle explicite avec le premier ouvrage ; en allemand, L’Art sans Madame Goldgruber s’appelle Die Zumutungen der Moderne (Les prétentions des Modernes).
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Chroniqué par en juillet 2008