Blanco

de

« Douze euros pour ça ? », « Foutage de gueule ! » « Trucs de bobos ! », etc. Notons que l’expression « un enfant de quatre ans pourrait faire la même chose » ne pourra être émise cette fois-ci, car même si les petites merveilles de 48 mois d’aujourd’hui sont toutes très en avance sur leur âge (du moins pour leurs parents), façonner un album de 48 pages reste encore hors de leur portée manuelle, aussi précoce soit-elle.
Produit industriel, cet assemblage de papier et de carton est l’apanage de machines, forcément artificielles mais sans intelligence autonome, ce qui est, peut-être, autrement scandaleux dans ce début de millénaire en plein futur, se dédiant à l’illusionnisme béat de la « tech ».

Objet d’objet, outil d’outil, Blanco est la maquette[1] à la fois magnifiée et réifiée. Il n’est pas (un siècle après) le carré blanc sur fond blanc de la neuvième chose, il est le monument d’intérieurs à exalter sur l’étagère, à glorifier en vitrine. Ici, pas de matière sur la matière, pas de forme non plus. Il n’y a pas de pigments dans un certain ordre assemblés, il n’y a que la volonté de l’auteur qui est justement de les exclure. Un peu comme si les sculpteurs grecs avaient voulu que leurs statues ne soient plus polychromes, montrant dès leur conception leur marbre, support immaculé qui enchante depuis deux ou trois siècle les musées présents d’occident. C’est l’air et le temps qui ont blanchi ces statues antiques qui nous sont parvenues ; c’est l’air du temps qui a blanchi le statut de ce 48CC moderne parvenu.

Son hégémonie est récente, après tout. Avant d’être une fin en soi en librairie, il n’a longtemps que récolté que ce qui se faisait ailleurs dans la presse, pour à la fois conserver et remémorer, lutter contre et fêter le temps qui passe. En quelque sorte, un petit bilan comptable d’une année de 50 semaines, réduite à 48 par les vacances et jours fériés.
Comme les comics et les mangas, la bande dessinée est perçue par certains comme un format qui serait celui de l’album[2]. Reste qu’elle est aussi une expression qui ne se confond pas à son support. Témoins de ce pêle-mêle format/genre, comics et manga sont au masculin ; bande dessinée, elle, est au féminin, décrivant avant tout une particularité technique narrative, bifront et essentielle.

Autrement au temps qui passe, l’album est aussi un moment de la bande dessinée elle-même, peut-être pour son Histoire, peut-être pour son lectorat[3]. Le 48CC est-il le symbole d’une époque[4] ? D’une école ? L’enfance d’un art ou bien de celle de ses lecteurs ? Peut-il avoir la même charge symbolique exclusive pour quelqu’un de moins de 30 ans habitué à une offre éditoriale aussi diverse qu’inédite et permanente ? Ajoutons aussi son exploitation et mise en valeur du sériel, matérialisant sa nature industrielle paradoxale d’objet luxueux à démocratiser absolument.

Blanco est cher ? Pas plus que bien des albums dont l’achat se justifie moins par le contenu que par l’idée de compléter une collection[5]. Et puis, sa nature est sculpturale avant tout : c’est un ready-made en art contemporain[6], un « goodie » en neuvième chose. L’avoir sur une étagère n’est pas plus idiot qu’une quelconque figurine hors de prix, au tirage tout aussi limité[7]. Pour celui ou celle qui le possédera, il ne représentera pas un personnage mais la bande dessinée elle-même dans un de ses états[8]. Il est une mesure, un étalon (de soi, d’un temps ou d’un marché). Sa force est sa présence physique dans une bibliothèque, une librairie ou une institution muséale et/ou de conservation.

L’éditeur qualifie son livre « d’ode au génie de la standardisation ». Oui, pourquoi pas. Il est là matériellement, dégageant l’aura immaculée d’un chant scandé, contredisant peut-être en cela Walter Benjamin[9]. Il est aussi un peu à sa place à la manière dont on signe un espace par un nom ou une sculpture pour commémorer un événement ou un personnage. En ce sens, la démarche d’Ilan Manouach est très actuelle, à l’aune d’autres mesures de natures numériques. Elle rejoint sur bien des points le questionnement mis en scène par Marc-Antoine Mathieu dans Le décalage. Les deux ouvrages affirment l’album comme structure et utilisent des solutions semblables comme, par exemple, celles leur permettant de les commercialiser sans nuire à la démarche totale initiale[10]. Les deux livres sont aussi impossible à numériser sans perte : ils sont fondamentalement liés à la structure de l’album. Certes, l’éditeur de Blanco le propose en pdf gratuitement, mais c’est surtout pour mieux signifier par l’absurde les limites de la « dématérialisation » numérique.

Notes

  1. « Le blanco est l’exemplaire d’un livre non imprimé, qui permet à l’éditeur d’éprouver les variantes de l’objet fini (épaisseur, main du papier…), lorsqu’il sort des formats usuels. » comme le rappelle l’éditeur.
  2. Notons qu’en librairie jeunesse, il n’est pas rare d’entendre des clients parler de bande dessinée pour designer le format album.
  3. Et ce dernier, au gré de ses générations, a souvent fait une ou son Histoire de la bande dessinée.
  4. La phrase reproduite sur l’étiquette de l’album « reproduction interdite même en URSS » laisserait à penser que l’album serait pour l’auteur un objet ancré dans une époque qui a plus de 25 ans.
  5. Si l’on considère Blanco à l’aune de produits en papeterie, c’est un ouvrage qui reste bon marché. Il est probable que certains l’achèteront comme carnet de croquis, voire avec l’ambition plus ou moins réactionnaire d’en faire « une vraie bédé », de réparer une aberration bien de notre époque forcément décadente qu’ils partageront sur divers réseaux où l’on se montre et s’affirme comme au bon vieux temps.
  6. Comme le rappel l’éditeur et l’auteur, le «blanco» est habituellement conçu pour les «formats qui sortent de l’usuel». Le 48CC est un format usuel, standardisé, industriel, qui ici est sorti de «l’usuel» par la volonté de l’’auteur. Comme un certain urinoir il y a plus d’un siècle.
  7. Blanco est tiré à 5000 exemplaires. En plus il est articulé grâce à sa reliure.
  8. Le blanco est une étape dans la réalisation dans ouvrage
  9. L’outil permettant la reproductibilité est isolé, devient unique, gagnerait une aura.
  10. L’utilisation d’un autocollant détachable sur lequel il y a le code barre et le prix par exemple. Les personnes achetant ces ouvrages sont implicitement invitées à les retirer.
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Chroniqué par en juin 2018