Le Décalage

de

Julius Corentin, comme le petit Nemo sur son lit, se retrouve transporté plus tôt que prévu au point de rater son réveil. Invisible, devenu narrateur à la première personne du singulier, il est désormais en dehors, et s’est retrouvé ainsi par un hasard l’ayant fait malencontreusement démarrer un «lit ivre». Prononcé, on entend bien un «liivre» avec logiquement et en raison de la vitesse, un léger décalage sur le «i», lettre qui en majuscule est le «je» toujours héroïque des anglophones.

Notre héros de papier est à côté de la case départ pour avoir franchi par les machines à rêve que sont les lits, un «mur du temps» de nature moins spatio-temporelle que diégétique. Il arrive immatériel directement au deuxième chapitre, intitulé «le rêve-veille». Commentateur de son absence, veilleur de ce qui l’incarnait, il est réduit à un narratif inaudible à tout autre qu’un lecteur/lectrice.
Ayant franchi ce «mur du temps» par ce que métaphoriquement l’on nommerait une déchirure, c’est par d’autres bien réelles, ou pour le moins dans celle du papier, que le calage se fera enfin, que le récit se bouclera sans fin, dans un objet livre à jamais bouleversé.

Qu’explore Le décalage ? Peut-être moins la «spatio-temporalité» d’une case que la dimension matérielle du livre, objet aujourd’hui trop rapidement qualifié d’un autre temps à l’aune numérique. Que la case puisse moduler le temps du récit peut tomber sous le sens. Mais y participe-t-elle plus que les mots où les images qu’elle contient ? Ce temps ne varierait-il pas moins par la taille des cases que leurs multiplications ? La confusion case-unité de temps serait alors un décalage trompeur de la part de l’auteur, pour faire histoire, un peu comme discuter sur tout et rien comme certains personnages de bande dessinée.[1] D’où cette invitation à prendre de la hauteur p.33 et de se rappeler que le «calage» est un mot qui, dans l’imprimerie, sert à désigner celui des machines pour pouvoir déclarer un livre «bon à tirer». Le décalage à l’impression deviendrait ce qui fait le livre.[2] Un décalage d’une huitaine de page dans un quasi 62cc, où l’habit récit sur le corps carton-papier de l’album aurait été mis devant-derrière. L’auteur pousse d’ailleurs l’idée très loin puisque que si ce qui fait ici office de quatrième de couverture et qui est désigné comme étant la page 6 possède bien un code barre indispensable aux distributeurs et aux libraires, celui-ci est un autocollant détachable pour que le lecteur ou la lectrice puisse avoir un objet véritablement complètement décalé.[3]
Malicieusement, les pages déchirées du milieu de l’album qui semblent à première vue les preuves d’un ratage à l’impression et de la défectuosité de l’ouvrage, sont si bien calées pour se superposer au contenu des pages qui les précèdent ou les devancent qu’elles affirment l’exact contraire de ce qu’elles semblent témoigner.[4] Un «impressionnant» travail de calage pour paraitre plus décalé par rapport à un récit, à un album précédent[5] mais surtout à une époque. Le décalage complet donc, démarrant ou finissant (p.6) par un «clic», et faisant partie de ces bandes dessinées qui ne peuvent être sur un autre support que le papier et dans ce format album, au risque de perdre une part de son sens et de son intelligence.[6]

Notes

  1. Ainsi p.29, allusion à l’album Les deux du balcon de Francis Masse. Les personnages de Marc Antoine Mathieu discutent littéralement de tout et de rien, ou plutôt du tout et du rien pp.20 à 33.
  2. Les ruines géantes pourraient être celles de plaques d’impressions d’une bande dessinées ancienne, voire antique. Une impression qui serait à l’encre blanche sur papier noir, puisque que dans ces vestiges les cases sont matérialisées par des murs, donc par l’espace entre elles autrement qualifié de « gouttière ». Avec la même logique, le point d’interrogation inséré dans une bulle -en haut à droite de la p.32 – est en creux et non en relief. Notons que cette logique s’arrête avec la représentation de personnages. Ils deviennent des sortes de bas reliefs. Ce terme n’est pas ignoré dans l’imprimerie, il désigne un moyen technique pour faire du « gaufrage », de légers reliefs sur le papier. Ici un gaufrage antique ? Peut-être un moyen d’expliquer ces ruines dans un monde décalé.
  3. Avec la même logique, le dos du livre se retrouve sans indication d’éditeur, d’auteur, de titre ou de tomaison.
  4. Un jeu quasi oubapien qui rappelle celui d’Etienne Lécroart avec Pervenche et Victor.
  5. Qui était 3’’, un album plus directement sur le temps (sa dilatation) dont la virtuosité avait pour beaucoup affadi la pertinence. Pour certains commentateurs, il semblait la version papier d’un projet numérique bien plus intéressant.
  6. Notons pour seul bémol à ce beau travail, le décalage autre des pages 8 et 9. L’usage de l’informatique pour dédoubler le personnage ou construire le «mur du temps» dont les «briques» sont des planches, crée plus ou moins consciemment un hiatus par son intégration relative peu réussie. Ajoutons que la page 10, visible dans la dernière case de la page 9 n’est pas la même. La première est un plan au ras du sol, la seconde une plongée. Un énième décalage entre différents impératifs, en particulier de la lisibilité du récit et qui permet de donner l’impression que Julius tombe dans la page 10. Reste qu’il me semble que l’arrivée frontale du personnage sur le mur du temps et sur une page 10 inchangée aurait été plus intéressant, même si plus difficile à réaliser.
Site officiel de Delcourt
Chroniqué par en mars 2013