Bottomless Belly Button
«La valeur n’attend pas le nombre des années.» Presque immanquablement, la jeunesse d’un nouvel auteur déclenche l’émerveillement de la presse, plus pour cette précocité en elle-même que pour les réalisations futures dont il pourrait être potentiellement porteur. Etre auteur, c’est bien, être auteur jeune, c’est extraordinaire.
C’est donc finalement sans surprise que l’on a pu voir la blogosphère anglophone s’enflammer durant l’été devant le Bottomless Belly Button de Dash Shaw, tout juste 25 printemps au compteur. 700 pages qui débarquaient de nulle part, ou presque,[1] pour un joli pavé chez Fantagraphics.
On y découvre ainsi les Loony,[2] réunis dans la maison familiale le temps d’une longue semaine, autour du divorce à venir des parents. Pour ces derniers, c’est une évidence — la flamme est éteinte, il ne sert à rien de continuer. Pour les trois enfants par contre, il n’est pas toujours facile d’accepter ce nouvel état de fait, cette transformation de ce qui semblait immuable, et qui fixait en quelque sorte une certaine vision du monde. Trois enfants, trois manières d’appréhender les choses, trois manières de faire face, trois fils narratifs qui se croisent et s’entremêlent.
Dans ce long récit, les parents parlent peu — la décision est prise, elle leur appartient pourrait-on dire. Par contre, la situation est paradoxale pour Dennis, Claire et Peter, adultes qui se retrouvent ramenés en enfance (investissant de nouveau leurs anciennes chambres), au moment même où il faudrait qu’ils fassent le deuil de cette époque révolue. Chacun se lance ainsi dans l’exploration du passé familial, une exploration perturbée par le présent et ses à-venirs en devenir (enfants des enfants ou rencontres nouvelles).
En guise d’introduction, Dash Shaw dresse la cartographie de la famille — une approche presque entomologique, servant de repères aux lecteurs, et qui contraste fortement avec les dialogues naturels, organiques même, qui hésitent, dérapent et repartent. L’ensemble de la narration est marqué par cette attention aux petites choses — Dash Shaw traque les mouvements, les gestes, les attitures, les sons, et les retranscrit avec la même attention que le reste, en utilisant un système d’onomatopées et de verbes d’action qui viennent peupler les cases.
Ici, l’occupation de la page tient rarement du hasard — mais devient plutôt un élément narratif, tissant des fils et des correspondances. Ainsi, cette longue séquence où l’on suit en parallèle les trois enfants de la famille, chacun évoluant dans son «étage» du gaufrier de trois cases par deux.
Mais ce jeu ne se limite pas à la disposition des cases entre elles, et déborde jusqu’à employer le blanc de page, ce blanc inter-iconique qui laisse alors de côté son simple rôle de séparation. Parfois, il joue le rôle de points de suspension lorsque, dans les articulations entre deux séquences, la succession des cases s’interrompt et laisse un espace vierge. A d’autres moments, il vient renforcer des impressions d’étouffement ou d’oppression — comme durant la séquence d’exploration de Dennis qui, dans un tunnel sous la maison, se voit accorder une mise en page «resserrée» avec quatre cases en carré ; ou plus loin la séquence de jogging sur la plage.
Si l’ensemble fait globalement preuve de beaucoup de maîtrise et de justesse, on relèvera néanmoins quelques errements de jeunesse — comme l’histoire de Peter, plutôt prévisible et un rien cliché, et une certaine tendance au lyrisme parfois naïf, comme la volonté de mettre en parallèle les motifs du sable (pour la première partie) ou de l’eau (pour la dernière) avec les états émotionnels des personnages de la maison.
Dash Shaw cède également à la tentation de se montrer un peu trop malin — ainsi les messages codés que l’on trouve au fil du livre, et qu’il revient au lecteur de décrypter, alors que l’un d’entre eux possède une certaine importance, ne serait-ce que pour éclairer le titre du recueil.
Enfin, si contrairement aux expériences colorées de son webcomic Bodyworld, il fait ici le choix d’une certaine sobriété dans le trait, on y retrouve aussi le même travers : un attachement parfois trop marqué à la géographie de l’univers qu’il crée, peut-être le reflet d’une inquiétude d’auteur en devenir, mais dont le lecteur pourrait fort bien se passer.
Au-delà de ces menus défauts, Bottomless Belly Button reste une œuvre riche et ambitieuse, soigneusement construite d’où émerge un rythme ternaire — trois actes, trois enfants[3] — et où l’on pourrait même retrouver les échos des trois unités de la tragédie classique (la maison familiale comme lieu principal, la semaine comme unité de temps, le divorce comme action centrale). Oublions donc ces futiles questions d’âge — Dash Shaw n’a pas besoin de ça pour mériter notre attention.
Notes
- Après vérification, le (très) jeune homme n’en était pas à son coup d’essai, puisqu’il avait déjà quelques centaines de pages publiées à son actif : Love Eats Brains : A Zombie Romance (Odd God Press, 2004, 128p) ; Godhead Head (recueil d’histoires courtes, Teenage Dinosaur Press, 2005, 100p) ; The Mother’s Mouth (Alternative Comics, 2006, 128p) ; et donc Bottomless Belly Button (Fantagraphics, 2008, 720p).
- Un nom pas tout à fait innocent, puisqu’il signifie littéralement, «les Fous».
- Que l’on pourrait également rapprocher de la «perspective à trois points de fuite» éminemment symbolique de la page de garde…
→ Aussi chroniqué par Pilau Daures en septembre 2013 lire sa chronique
Super contenu ! Continuez votre bon travail!