Dash Shaw
On pourrait établir de nombreux parallèles entre Dash Shaw et Craig Thompson. Ils ont tous deux fait l’unanimité des critiques américains qui ont vu en eux de «jeunes prodiges» au moment de la parution de leurs albums au format conséquent. Ils se reconnaissent des influences internationales (japonaises et européennes), jouent avec un rythme de narration distillé et évoquent les rapports humains avec une grande sensibilité. Pourtant la comparaison s’arrête là. Si Craig Thompson se laisse emporté par le tracé aérien de sa plume, Dash Shaw dirige fermement cette dernière tout au long des 720 pages de son Bottomless Belly Button où chaque séquence est méticuleusement pensée et construite. Rencontre avec un jeune auteur inventif qui ne néglige aucun détail sans pourtant compromettre la respiration de son récit.
Nicolas Verstappen : Comment avez-vous élaboré le scénario des 720 pages de Bottomless Belly Button ? Envisagiez-vous dès les prémisses de ce projet qu’il serait aussi imposant ?
Dash Shaw : Je n’avais pas de scénario à proprement parler mais plutôt un plan de séquences. Je dessinais des scènes et je décidais ensuite si elles figureraient ou non dans l’album et à quel endroit. Le niveau du dessin a participé à rendre cette expérience plus proche de celle de l’écriture où l’on peut facilement rédiger un paragraphe et ensuite le supprimer ou le déplacer ailleurs. Pour BodyWorld, je ne peux pas travailler selon ce principe mais pour Bottomless Belly Button j’ai eu l’occasion de tenter l’expérience.
Je savais dès le départ que Bottomless Belly Button aurait un tempo très lent mais qu’il se lirait très rapidement. Comme les bandes dessinées japonaises mais avec une forme plus étendue. Ou comme de regarder successivement chaque image d’une bande de film. Ce type de narration demande une pagination conséquente.
NV : L’écriture est aussi importante dans votre œuvre au travers des onomatopées. Vous utilisez de nombreux mots et signes pour traduire les odeurs, les goûts et les textures (la vapeur, la poussière dans l’air, les sons de l’océan…). Est-ce une manière de palier à l’absence de ces «effets» dans la bande dessinée ?
DS : Ces mots et ces signes permettent d’inventorier des phénomènes naturels qui se répètent au fil de Bottomless Belly Button. Ils ont diverses fonctions comme celle d’établir des liens entre certains éléments ou de servir d’effet sonore particulier. En cela , ils se rapprocheraient des bandes dessinées japonaises qui possèdent des onomatopées bien plus spécifiques. Ces mots et ces signes sont principalement présents pour créer un environnement. Je ne pense pas que je compense. Le fait que les bandes dessinées n’aient ni son ni odeur me plaît car l’utilisation d’un mot est parfois plus plaisant. Lire les mots «bruit du garage qui s’ouvre» est différent d’entendre ce son ou de voir cette porte s’ouvrir.
Dans mon webcomic BodyWorld, j’accentue l’effet de la pluie tombant sur différentes choses en utilisant des mots comme «pluie qui tombe sur le trottoir» ou «pluie qui tombe sur les cendres». Cela crée un «effet sonore» mais cela lie également les trois scènes de pluie réparties dans l’album. Les mots permettent d’apporter énormément de choses à la Bande Dessinée.
NV : Vous vous référez plusieurs fois à la Bande Dessinée japonaise dans votre utilisation du rythme et des onomatopées. Vous utilisez par ailleurs des successions de cases assez typiques du manga comme la transition «d’aspect à aspect» ou «sans rapport apparent». Avez-vous été influencé par la production nippone ?
DS : Oui. J’ai grandi en pleine explosion des mangas et des animes ici aux Etats-Unis. Je me souviens m’être rendu dans un vidéoclub qui venait de rentrer Akira et Dominion Tank Police. La semaine suivante, j’y retournai et ils avaient rentré The Guyver et ce fut ainsi semaine après semaine… Ce mouvement ne cessa de croître. D’un coup, il y avait près d’un million de personnes à Otakonet on assistait à l’éclosion rapide de petites conventions consacrées aux animes un peu partout aux Etats-Unis.
Bottomless Belly Button en particulier est le résultat d’un croisement entre le manga de la première période de l’ère post-Tezuka et des comics alternatifs américains comme ceux de Chester Brown et Chris Ware. Ce livre fait plus de 700 pages mais il se lit en moins de quatre heures. Il se passe en réalité très peu de choses dans cette histoire. Il est donc à la fois un ouvrage très long et très court. Cette expérience de lecture est inspirée sans conteste de la Bande Dessinée japonaise.
NV : Sammy Harkham m’écrivait qu’il désirait faire ressentir à ses lecteurs que son Poor Sailor était une histoire racontée sur le mode passé, comme si tout était déjà arrivé. J’ai eu le même sentiment en lisant Bottomless Betty Button et je crois que cela tient du choix de cette encre au ton brun. Etait-ce le sentiment que vous désiriez procurer ?
DS : Je ne parlerais de mode passé mais j’exprime en effet les choses en partant du principe que les lecteurs connaissent déjà la suite des événements, comme s’ils lisaient le récit pour la seconde fois. Mes bandes dessinées sont généralement conçues dans l’idée que l’on puisse saisir l’entièreté du livre de manière immédiate. Ce brun évoque peut-être le sépia ou une couleur délavée mais je l’envisage comme rappelant celle du sable. J’aime particulièrement le rendu de cette encre sur les couvertures.
NV : Vous utilisez de la gouache sur film acétate pour la mise en couleurs de plusieurs de vos récits. D’où vous vient cette technique généralement liée au cinéma d’animation et pour quelle raison avez-vous préféré le noir et blanc (ou le «sable et blanc») pour The Mother’s Mouth et Bottomless Belly Button ?
DS : Plusieurs chapitres de The Mother’s Mouth ont été conçus en couleurs sur du film acétate mais ont été imprimés en niveaux de gris. J’ai aussi travaillé la couleur sur des histoires plus courtes et des sections d’un récit plus long. Dans le temps, cette technique du film acétate était courante en bande dessinée comme sur le Batman : Année Un brillamment mis en couleurs par Richmond Lewis. Plusieurs intérieurs de couvertures des THB de Paul Pope ont aussi été réalisés de cette façon. En fait, de nombreux auteurs utilisent cette technique. Pour ma part, je combine des couches d’acétate avec une mise en couleurs par ordinateur.
Je ne crois pas qu’une colorisation de Bottomless Belly Button aurait donné un résultat probant. Chaque livre a son atmosphère et son propre aspect visuel. Le projet qui suivra BodyWorld sera divisé en deux parties. La première sera dessinée à l’encre et la seconde en couleurs mais avec une technique différente de celle de BodyWorld.
NV : Vous utilisez aussi de nombreux diagrammes dans vos récits comme Kevin Huizenga dans ses Glenn Ganges. L’utilisation de ces motifs vous est-elle apparue comme naturelle ?
DS : J’aime les cartes et les diagrammes ainsi que les combinaisons mot/image comme on les retrouve dans la bande dessinée. Kevin Huizenga et moi utilisons des diagrammes mais nous sommes cependant des auteurs très différents.
NV : Dans BodyWorld, il existe un sport qui se nomme le «dieball». Il se pratique avec un dé géant à 10 faces. Ce dé (dans sa taille réelle) est souvent utilisé lors de parties de jeux de rôles. Avez-vous participé à ce type de jeux et peut-on y déceler une influence sur votre manière de construire vos univers souvent présentés par des cartes géographiques ?
DS : J’ai joué à Donjons et Dragons de façon intensive. J’étais le Maître du Donjon et je jouais tous les jours après l’école ainsi qu’une longue partie d’environ cinq ou six heures le dimanche. J’ai arrêté de jouer au début de l’antépénultième année de mes secondaires pour focaliser toute mon énergie dans la bande dessinée. J’ai tout appris de Donjons et Dragons depuis la création d’un environnement et de personnages jusqu’à l’élaboration d’un scénario. Mes parties mettaient les personnages et la sociabilité en avant. Je sais qu’un grand nombre de dessinateurs ont joué à Donjons et Dragons et l’on peut probablement établir des rapprochements. Je n’ai cependant pas porté le même intérêt que d’autres à tout ce qui touchait aux monstres et aux créatures étranges. Je ne me rappelle pas en avoir dessiné énormément. Je créais principalement des cartes, des personnages et des scénarii.
Je ne comprends pas que Donjons et Dragons souffre encore d’une réputation de jeu misanthropique car il pousse, selon moi, à une plus grande sociabilité. Au travers de ce jeu, des personnes se rassemblent autour d’une table pour parler. Je crois que c’est un jeu important que l’on devrait apprendre aux enfants. On devrait les encourager à y jouer.
J’ai imaginé le «Dieball» vers quatorze ou quinze ans car j’aimais l’idée que l’on puisse utiliser un dé géant dans un sport. Je l’ai développé pour BodyWorld car il y trouvait sa place. Il y a toujours un nouveau sport un peu étrange dans ce genre d’univers, n’est-ce pas ? Comme le «Quidditch» dans Harry Potter mais à la différence que le «Dieball» peut se pratiquer dans le monde réel. J’espère que ce sera le cas un jour !
NV : Dans son essai sur les bandes dessinées et le jeu de rôle, Dylan Horrocks observe le développement récent d’une «narration géographique» basée sur la construction d’environnements virtuels dans lesquels le public est invité à l’exploration et même à «jouer». On retrouve cet aspect de participation du lecteur dans Bottomless Belly Button et d’autres de vos œuvres.
DS : Lorsque je suis assis à ma table à dessin, je veux éprouver le sentiment d’être transporté dans un autre lieu. Je veux que l’acte de dessiner me procure une pleine satisfaction et je construis tout autour de ce principe. Je veux être dans un autre environnement et suivre des personnages qui sont plaisants à dessiner ou qui me font rire. Si ce n’était pas le cas, je serais moins prolifique et beaucoup plus torturé. Pour le moment, je dessine chaque jour et cela me rend à la fois heureux et comblé. J’ai le sentiment de prendre des congés pour visiter des régions aussi différentes les unes que les autres.
NV : Xavier Guilbert note que la structure de Bottomless Belly Button évoque les «trois unités de la tragédie classique (la maison familiale comme lieu principal, la semaine comme unité de temps, le divorce comme action centrale)». Pensez-vous que cette structure a servi de cadre central au moment de tisser ensemble vos diverses séquences ?
DS : Cela sonne bien. Je ne songeais cependant pas précisément à la structure de la tragédie mais la question de la structure occupait bel et bien mes pensées. J’ai toujours une structure très claire dans ma tête. Comme je l’ai signalé plus tôt, mes bandes dessinées sont généralement conçues dans l’idée que l’on puisse saisir l’entièreté du livre de manière immédiate. Il y a donc bien une structure sous-jacente pour pouvoir concrétiser ce concept. Mon objectif est de faire paraître cette narration intuitive et improvisée lorsque le lecteur est plongé dans Bottomless Belly Bottom mais qu’elle lui semble solide et cohérente lorsque qu’il en ressort.
J’ai limité le nombre de lieux afin de mettre l’accent sur les personnages et leurs parcours. Je n’avais jamais songé à cela avant mais il est vrai qu’on peut y voir une scène de théâtre sur laquelle se déroule une représentation.
En ce qui concerne la comparaison au genre «tragique», je reconnais que l’ouvrage est relativement triste. J’espère cependant avoir pu apporter à ce récit des teintes très variées. Je m’efforce constamment de créer un large éventail de tonalités ou d’émotions/atmosphères contrastées car je pense que cela fait défaut à la majorité des comics. La plupart de ces derniers font résonner la même note encore et encore jusqu’à la fin du récit. J’espère que Bottomless Belly Button est une petite montagne russe de plusieurs émotions.
NV : Comment avez-vous décidé d’affubler le personnage Peter dans Bottomless Belly Button d’une tête de grenouille et de gants évoquant ceux de Mickey Mouse ? Aviez-vous déjà en tête la superbe scène où Kat voit son visage «humain» au détour d’une case ?
DS : J’ai conçu ce livre comme si chaque personnage s’était dessiné lui-même. C’est en quelque sorte le postulat de base de l’ouvrage : ce récit est une trame où s’entrecroisent plusieurs bandes dessinées autobiographiques. Chaque personnage dessine son propre récit autobiographique et tous ces récits sont reliés entre eux pour former une tapisserie plus vaste. Peter, qui se considère comme étant complètement mis à l’écart par sa famille, se dessinerait comme un être étranger. J’ai songé que la grenouille conviendrait car elle évoque le Prince-Crapaud aux yeux de Peter qui a une vision «romantique» de sa condition,. Ce qui est drôle avec ce personnage, c’est qu’il possède une piètre estime de lui-même mais de manière assez compréhensible. Il pense que son père ne l’aime pas et, en effet, son père ne l’apprécie guère. C’est comme si quelqu’un vous demandait «est-ce que ce vêtement me grossit ?» et que vous répondiez «oui». Les autres personnages se dessinent aussi mais avec un aspect plus «humanoïde».
Quant à cette fameuse case avec le visage «humain» de Peter, elle m’a tout simplement semblé tomber juste. L’effet aurait pu être navrant si elle avait été placée à la fin du livre, comme une conclusion. Cette case, enfouie au milieu du livre, tombait juste. Plusieurs personnes ont d’ailleurs lu Bottomless Belly Button sans la remarquer.
De plus, j’ai conçu cet ouvrage à partir de séquences diverses que j’ai ajoutées ou supprimées. L’apparition de cette scène dans le récit final n’était donc pas rigoureusement planifiée. Elle m’a plue au moment de la dessiner et j’ai donc décidé de l’inclure.
NV : Vous présentez Bottomless Belly Button comme une «trame où s’entrecroisent plusieurs bandes dessinées autobiographiques». Cette idée est-elle le développement de votre strip baptisé Two Places écrit en 2006 ?
DS : J’ai commencé à travailler sur Bottomless Belly Button en 2005. C’est par la suite que j’ai écrit le strip Two Places qui explicitait ce concept et qui est paru dans la revue The Drama.
NV : Plusieurs de vos premiers strips (comme Two Places) ont un format carré. De même que certains de vos albums. Comment s’explique cette particularité ?
DS : The Drama, l’anthologie Meathaus 7 : Love Songs et Visual Opinion (la revue de School of Visual Arts de New York), avaient toutes trois un format carré. Ayant participé à ces projets, j’ai conservé ce format pour plusieurs autres de mes histoires.
NV : BodyWorld est une série que vous publiez directement sur internet. Envisagiez-vous qu’elle pourrait être un jour éditée sous la forme d’un livre et que son aspect en serait profondément modifié ?
DS : Au départ, j’avais imaginé que BodyWorld serait soit une série mensuelle pour Dark Horse soit une bande dessinée sur internet. Dark Horse publie Star Wars et je me suis dit que ce serait fabuleux s’ils éditaient BodyWorld tous les mois d’autant que j’étais certain de pouvoir respecter les délais. Ils n’étaient cependant pas intéressés par ce projet et ne m’ont jamais recontacté (jusque tout récemment). Mon optique est d’essayer de travailler sans penser aux questions d’édition. J’ai alors simplement envisagé d’en faire un «webcomic». De cette manière, je contrôle tous les aspects de mon travail et je ne dois dépendre de personne. De plus, j’aime les webcomics et j’ai souvent pensé en publier un. J’ai donc planifié sa publication en préparant deux chapitres à l’avance et j’ai débuté la mise en ligne le premier janvier 2008.
La version «livre» de Pantheon tentera de recréer le format de lecture de l’ordinateur. Ce sera un album vertical (avec une page supérieure et inférieure à la place d’une page de gauche et de droite) et les cartes se déplieront comme les différents onglets d’un navigateur internet.
Voici mon opinion concernant la lecture de BodyWorld. Si vous voulez jouer le jeu et profiter de l’expérience originale publiée en épisodes, il vaut mieux lire la version internet. Si vous voulez lire le récit d’une traite, la version imprimée sera la plus appropriée. Elle fera plus de 300 pages et il sera plus agréable de la lire sur papier. Après sa publication en épisodes, la version imprimée sera le produit final.
Une fois BodyWorld terminé, j’aurai besoin de me dédier à d’autres projets pour un temps. Je retournerai certainement au webcomic à nouveau mais avec pour objectif de créer une œuvre qu’il sera impossible d’imprimer.
Je suis content que BodyWorld soit imprimé mais j’éprouve une certaine frustration que le résultat ne soit pas un webcomic car c’est le travail sur ce support qui m’intéressait. Mon prochain webcomic sera donc conçu dans un format que l’on ne pourra pas reproduire sur papier. J’y insérerai peut-être des séquences animées ou j’utiliserai un personnage protégé par le copyright. Les webcomics étant gratuits et libres, je POURRAIS sérieusement envisager l’adaptation d’un film en roman graphique ou l’utilisation d’un personnage protégé par le droit d’auteur. Cela offre des possibilités passionnantes dont je veux pouvoir tirer profit dans l’avenir.
NV : Quel projet fera suite à BodyWorld ?
DS : J’ai quelques éléments pour une histoire d’enquête sur un crime. Ce devrait être en rouge et noir sur du papier jaune. Cet album aura un public plus restreint compte tenu de cette présentation particulière.
[Entretien réalisé en novembre 2008 via courrier électronique pour le carnet XeroXed #14.]
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