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la Brigade Chimérique (t.1 & 2)

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Ce serait cinq mille ans après le massement civilisateur d’où surgirent alors Ninive, Babylone, Ecbatane. Ce serait à Paris, en Europe, à la fin des années 30 du XXe siècle. Tout les surhommes du vieux continent seraient là, montrant des conditions qui furent mais n’aboutirent jamais, qui les firent les oublier, être du conditionnel, n’être que des chimères soufflées par l’oubli et l’amnésie.

Docteur Mabuse, le Nyctalope, le Passe-Muraille, Nous Autres, l’Homme élastique, autant de mots, de noms, familiers à divers degrés, auxquels s’ajoutent ceux de Marie Curie, de sa fille Irène et son mari Frédéric Joliot, ou bien celui d’André Breton, qui eux font partie de l’Histoire,[1] pour mieux raconter par une fiction celle d’un pan oublié de la science-fiction, aujourd’hui encore trop consubstantiellement associé au monde anglo-saxon.

Pourquoi n’y a-t-il pas de super-héros européens ? Ou plutôt pourquoi n’y en a-t-il pas eu après la seconde guerre mondiale alors qu’on en trouve les germes dans la littérature populaire européenne de l’entre-deux-guerres, à la manière de l’Amérique et ses pulps de l’époque ?
La Brigade Chimérique est ainsi née d’un constat et de questions sur un genre dont on peut parler et réfléchir par la fiction, depuis qu’Alan Moore à créé les Watchmen. Condensant le temps et le regard dans leur nom, ces « gardiens » conçu comme icones parallèles de ces myriades de super-héros incarnant depuis des décennies des possibilités futuristes, révélèrent de ces derniers qu’ils étaient d’une époque, d’un passé ou pour le moins qu’ils en avaient un et/ou se devaient d’en avoir un. La postmodernité avait fait son œuvre là aussi, et désormais rien n’était plus comme avant, ou plutôt tout était devenu comme «apré-».[2]

Cette première révélation Moorienne ne changea pas le fait que la majorité des amateurs voyait encore à cette époque, les super-héros comme un genre appartenant véritablement à la neuvième chose. Il fallut encore que celle-ci soit petit à petit perçue comme une littérature comme les autres, qualifiée de populaire ou graphique suivant à quoi on voulait la rattacher, pour comprendre que les super-héros avaient eu une existence autre — en littérature par exemple –, voire ailleurs — en Europe par exemple. Le maître de Northampton, au fait des évolutions, cristallisera ces nouvelles réflexions à travers la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, en faisant de personnages emblématiques de la littérature du dernier tiers du XIXe siècle, une équipe de super-héros classique en ce qu’elle reprenait des codes/habitudes établies pour ces groupes par 50 ans de production de comics books.

Voir dans La Brigade Chimérique une nouvelle Ligue serait caricatural. Le travail de Serge Lehman n’est pas de faire du Alan Moore à la française, mais de se servir comme bien d’autres[3] d’une méthode inaugurée par Alan Moore sur un univers qui vient après la Ligue des Gentlemen et se situe avant l’émergence en comics des supermen. Si certains n’y verront pas le chaînon manquant d’une généalogie, l’on peut y voir au moins un tronc commun, voire un cheminement parallèle qui s’enracine dans Jules Verne,[4] évolue à côté de Wells, pour reprendre plus tard de cette même souche, après le grand abattage de la seconde guerre mondiale, dans la bande dessinée franco-belge classique.[5]
La Brigade Chimérique témoigne donc d’une certaine logique, en s’inscrivant doublement dans le genre qu’elle raconte (la science fiction) et dans celui qu’elle pratique (le comics super héroïque).

Si Lehman et Moore ont un point commun, c’est leur grande culture pouvant structurer un univers fictionnel profondément référentiel sans tomber dans l’anecdote, pour au contraire sous tendre une réflexion et/ou une théorie sur l’histoire du domaine artistique qu’ils explorent.
Il est bien évidement encore difficile de dire — avec seulement deux volumes publiés sur les six prévus à l’heure où cette chronique est rédigée — si La Brigade Chimérique répondra ou offrira une réponse satisfaisante à cette question de l’absence ou de la disparition d’équipe super-héroïque en Europe, et conséquemment dans la science fiction et la bande dessinée d’après guerre.
Reste que pour l’instant cette série s’offre comme la plus crédible des tentatives et surtout la plus réussie en la matière. Serge Lehman s’est entouré de personnes sachant accompagner ce projet, se plier au genre et à ses codes. Les reproches adressés à Gess comme quoi il ferait du Mignola restent eux aussi caricaturaux. Ici la manière de Gess est surtout au diapason du projet de Lehman qui se ramifie jusque dans sa production[6] et aurait pu aller jusqu’à sa publication en kiosque sous forme de fascicules si cela n’avait pas été impossible financièrement.

Si La Brigade Chimérique apparaîtra peut-être comme la première bande dessinée francophone de super-héros réussie,[7] je note pour ma part qu’elle apparaît en tant qu’uchronie dans un genre aujourd’hui difficilement perçu autrement que comme une mythologie. Dans les années 60 et jusqu’au milieu des années 80, Spiderman ou Daredevil pouvaient être des héros contemporains, en phase avec leur époque et son actualité, que l’on pouvait s’attendre à voir au coin d’un building. Aujourd’hui, ils sont avant tout des mythes dont on peut donner une version ou travailler d’après un postulat. Le super-héroïsme semble de nos jours du domaine du «what if» généralisé, un domaine merveilleux dont on s’amuse à biaiser, nuancer les codes par exemples, au gré de trouvailles scénaristiques voire graphiques.
La Brigade Chimérique ne sera donc jamais une revanche ou un rattrapage de la bande dessinée et de la science fiction francophone dans le domaine du super-héroïsme, mais bien plutôt — et c’est là sa pertinence — une interrogation féconde sur leur histoire entrelacée.

Notes

  1. En font ici la structure.
  2. «Apré-», avec un «a-» qui annule ce «pré-» de «pré-dictif» ou «pré-vue» qui se révéla soudainement «post-». Un passage d’un mode à l’autre, sans transition, avec un vide entre les deux qui ressemblerait à une gueule de bois et des souvenirs de soirée que l’on préfère oublier.
  3. Pour ne pas dire comme tout le monde aujourd’hui, faisant des comics de super-héros.
  4. Je rappelle que le Capitaine Nemo est présent dans la Ligue des Gentlemen.
  5. Lehman pense en particulier à Jacobs. Voir Serge Lehman : «Hypermondes perdus», in Chasseurs de Chimères, Paris, Omnibus, 2006, pp. I à XXV.
  6. Travail d’équipe (Fabrice Colin aide/charpente le scénario de Lehman), rapidité d’exécution, division des tâches : Céline Bessonneau à la couleur. Le nom de cette dernière apparaît en couverture et ne se différencie pas de ceux des scénaristes ou du dessinateur.
  7. Et sans faire dans «l’umour». Super Dupont reste une bande dessinée de super-héros réussie, mais sur un mode parodique.
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Chroniqué par en novembre 2009