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Ce que je sais de ma maman

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Ce que je sais de ma maman est un ouvrage de littérature de jeunesse simple et brillant, du moins en apparence. Les pages y défilent et se font face, répétant invariablement la même construction. D’un coté, la louange d’une petite fille à propos de sa mère, de l’autre, une image pour en illustrer tendrement le propos. Le récit progresse ainsi, « Ma maman est comme ci. Ma maman est comme ça », traçant le doux portrait d’un amour filial par une liste de petites connivences et de douces complicités. Les enfants, à qui l’ouvrage est destiné, n’y verront probablement rien de plus ; ils s’émouvront d’une si jolie déclaration et courront étreindre leur maman. Mais celui ou celle, épris de l’œuvre de Pauline Martin, lui éprouve un vague pressentiment.

Car ce lecteur (cette lectrice) n’a pas manqué d’être troublé(e) par un graphisme inhabituel, se référant explicitement à Edward Gorey. Choix inquiétant, en effet, que celui d’une artiste qui décide d’emprunter le vocabulaire esthétique d’un poète de la mort pour adresser une lettre d’amour à sa mère. La mélancolie singulière de ces récits illustrés est une source intarissable pour nombre de descendants (Tim Burton par exemple), et si l’engraissement du trait ou la mise en couleurs de Pauline Martin égaient un peu cet imaginaire jusqu’à en parasiter le macabre, cela ne suffit jamais à dissiper l’atmosphère funeste qui lui demeure associée.

À mesure que défilent les pages, l’attention se saisie d’un autre détail, le pressentiment se matérialise. Les tableaux, à première vue inondés de bonheur, apparaissent tous ébréchés par un même coup de canif : l’absence du regard maternel, constamment éludé par un artifice qui trahit l’intention, que la femme soit dessinée de dos, le haut du visage recouvert par son abondante chevelure, ou, plus explicite encore, masqué par un objet quotidien qui se trouve précisément sur la trajectoire de l’œil.
Au début, le lecteur résiste, se dit que la mise en scène procède d’un désir plus élémentaire : peindre une enveloppe suffisamment vide pour que tout enfant puisse y projeter des fragments de sa propre mère. Et probablement, en effet, cette idée en explique l’usage, dans une certaine mesure. Toutefois, le portrait de cette femme élancée à la chevelure rousse, ses postures idéales, édifient une représentation très personnelle miroitant de reflets autant symboliques que concrets.

La Boite, premier livre de Pauline Martin sur le suicide de son amoureux, resurgit alors, et, avec lui, le souvenir d’une délicate écriture du deuil. La conjugaison des indices (une œuvre où figurait déjà, par le passé, la confession du déchirement + esthétique de la mélancolie + volonté manifeste de ne jamais dessiner le regard de sa mère) ne laisse presque plus d’espoir quant à l’envers du récit.
Dès la relecture, les derniers doutes s’évanouissent. On remarque désormais que la figure maternelle s’efface progressivement dans les trois premières pages. Cette dernière finit représentée de dos, dans un reflet de miroir, tandis que l’enfant prend — sa — place dans les chaussures à talons. Elle reparaît bien à la page suivante, mais il devient impossible de ne pas y voir qu’une demi présence, flottante comme désincarnée. Ce que je sais de ma maman, confesse aussi à demi mot «ce que je ne sais plus», un nouvel espace investi pour travailler sur le deuil et poursuivre une route de l’autobiographie sur des sentiers imprévus.
Passablement ébranlé par la lecture d’un éloge enfantin muant sans crier gare en peinture sourde du deuil, le lecteur de Pauline Martin n’aura cependant pas manqué de recevoir le message, cinq sur cinq, dans l’attente infinie de ses prochains ouvrages.

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Chroniqué par en janvier 2008