La Chenille

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La vie entomologique rappelle indirectement sa suprématie invisible et grouillante à un couple d’humains dont l’homme, lieutenant exemplaire, revient d’une guerre lointaine en bord de Sibérie, atrocement mutilé. Amputé de tous ses membres, couverts de cicatrices douloureuses, devenus sourd et muet, le visage défiguré, c’est ainsi que Tokiko va redécouvrir son soldat de mari en ce début des années 20,[1] où le corps armé prend justement le pouvoir pour incarner l’idéal nationaliste et expansionniste d’un Japon à l’échelle des puissances mondiales d’alors.

Comme un horrible clin d’œil à l’échec d’une vie conjugale dans ses tentatives d’avoir ou d’élever un enfant, Tokiko se retrouve avec un homme réduit à l’état de nourrisson, dont l’autonomie expressive se résume aux mouvements oculaires, une langue agile entre des dents cassées et un sexe s’érigeant d’un désir intact puisant indéniablement dans l’adultat.
Homme larvaire, son handicap demandant une attention constante réduit sa femme à la réclusion, ne lui offrant plus que le visage d’une société s’incarnant dans un général voisin et un frère lointain, dont les faibles générosités sont motivées par la beauté de Tokiko pour l’un, et le maintien à l’écart d’un éventuel devoir familial pour l’autre.
Dans ce huis-clos aux confins de ce qui fait une vie et un couple, tout s’exacerbe, s’inverse parfois, des rôles familiaux et devoirs sociaux, aux sentiments et désirs les plus intimes voire inconscients.

La chenille est l’adaptation d’une nouvelle d’Edogawa Ranpo publiée en 1929.[2] Pour celui qualifié par tous de «maître de l’eroguro»,[3] c’est la deuxième adaptation publiée en français d’un récit du «Edgar Allan Poe japonais».[4] Une extraordinaire histoire à la mesure de Maruo dont Miyako Slocombe, qui signe la postface éclairante de cette édition, montre très bien à quel point elle avait déjà hanté le mangaka dans certaines de ses œuvres précédentes.

De son dessin semblant au diapason des perversités et obsessions par sa précision diabolique (l’enfer est dans les détails), Maruo signe une œuvre où se rejoignent à merveille ses hantises personnelles et celles d’une époque fondatrice pour le Japon actuel, révélant toute sa part d’ombre au sein d’un couple poussé jusqu’à la folie[5] dans une intimité semblant hors langage et s’épanouissant dans le négatif.
Un sexe comme une hampe, un désir aveuglant déterminé par la mort et provoquant la mutilation physique et sociale, c’est un peu de ça qu’il s’agit tout en ne faisant pas des protagonistes des victimes mais des acteurs possédés.

Derniers points qui font peut-être toute l’actualité de ce récit de Ranpo, adapté en France il y a peu au théâtre par la compagnie Pseudonymo. En devenant deux corps qui se sentent manipulés, dirigés plus ou moins consciemment et par l’une et par les autres (voire par des désirs insatisfaits), les protagonistes de La chenille lui donnent des allures de pièce, d’un dialogue par les corps et le toucher, et d’un dévoilement du refus de voir et/ou de montrer. Un drame passionnel mais où les marionnettes[6] ont cet éclair de lucidité s’incarnant dans trois mots : «Je te pardonne», transformant la chenille en papillon par une acuité de langage, une abstraction écrite avec une bouche muette, rompant mieux que tout les pesanteurs injustes assignant corps et âmes.

Notes

  1. Ere Taishô (1912-1926).
  2. Editée chez Picquier en poche, dans le recueil de nouvelles de Edogawa Ranpo intitulé La chambre rouge.
  3. L’érotique grotesque.
  4. En 2009, Casterman avait publié L’île panorama. De son vrai nom Hirai Taro (1894-1965), Edogawa Ranpo est un pseudonyme choisi à la fois comme transcription phonétique en japonais d’«Edgar Allan Poe», et pour sa signification «promenade sur la rivière Edo».
  5. Extraordinaire scène où le mari de Tokiko trouve la force de sauter comme un poisson hors de l’eau pour montrer sa jalousie en une danse monstrueuse et hypnotique.
  6. Notons que Maruo montre Tokiko regardant un spectacle de marionnettes, scène qui n’est pas dans la nouvelle de Ranpo. Pour l’adaptation théâtrale, le metteur en scène utilise aussi une marionnette pour le rôle du lieutenant Sunaga.
Site officiel de Edogawa Rampo
Site officiel de Le Lézard Noir
Chroniqué par en novembre 2010