Déogratias

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En 1996, le Rwanda sombre dans la folie meurtrière et un massacre généralisé fait plus d’un million de morts en quelques semaines. Le monde assiste hébété à ce qui constitue sans doute l’un des pires génocides depuis la Shoa, et les images de cette guerre ethnique – ou présentée comme telle – affluent sur nos téléviseurs : charniers, camps de réfugiés, massacres aveugles, enfants mutilés, opération turquoise, suicide d’une nation africaine.
Le dossier rwandais dépasse l’entendement, et se révèle d’une complexité effrayante. Le génocide semble organisé, le rôle des pays européens – surtout celui de la France – est loin d’être clair, et les discours simplificateurs sur la barbarie s’avèrent rapidement inopérants. Que s’est-il passé au Rwanda ? Comment un pays, un peuple, peut-il sombrer dans la démence ?
Stassen, dessinateur belge qui connaît bien le pays aux mille collines, décide de consacrer un album à cette tragédie. Mais que peut dire la bande dessinée face à l’indicible ? Déogratias est une tentative inédite d’utiliser la fiction dessinée pour parler de la folie du carnage. Et si l’album possède d’indéniables qualités, on est en droit de se demander si l’entreprise n’est pas vouée à l’échec.

Soyons clairs : Stassen ne s’est pas lancé dans un tel projet sans se poser des questions. L’auteur du Bar du vieux Français connaît son sujet, et s’est rendu lui-même au Rwanda où il a séjourné assez longtemps. Il a visiblement longuement mûri sa réflexion pour finalement opter pour une fiction qui raconte le destin de Déogratias, un jeune Hutu dont il nous présente le destin exemplaire en trois étapes : sa vie ordinaire d’adolescent avant le massacre, la spirale de la violence et enfin la folie qui, nécessairement, s’emparera de lui après le génocide.
De ce point de vue-là, Stassen reprend une structure de récit assez connue, on pense au Voyage au bout de l’enfer de Cimino qui présentait les destins avant, pendant et après la guerre du Viet Nam d’un groupe d’amis.
Ce n’est pas tant le massacre lui-même qui intéresse Stassen que la mécanique implacable qui va y conduire un jeune homme normal. Déogratias travaille pour une association humanitaire dirigée par des prêtres belges, il aime s’amuser, flirter avec les filles et boire de l’alcool. Cette vie ordinaire – celle que tous les adolescents du monde peuvent avoir – va basculer dans l’horreur quand le génocide est déclenché après l’attentat contre le président Habyarimana. Et le sympathique jeune homme devient alors un criminel de la pire espèce, qui n’hésite pas à violer et tuer les filles qu’il fréquentait parce qu’elles sont tutsis.
Ce récit en flash-back éclaire petit à petit l’histoire du Déogratias d’après le massacre, celle du fou qui se prend pour un chien. Quand les témoins de la vie « d’avant » reviennent – un prêtre belge, un soldat français – ils retrouvent une ombre, un fou, un homme qui n’est plus qu’un chien, assoiffé d’alcool comme il a été assoiffé de sang. Et Stassen joue à merveille sur cette transformation en animal, métaphorisant le destin de Déo d’une façon très impressionnante.
Le choix de la fiction se justifierait ainsi : en racontant le destin de ce jeune Hutu génocideur, Stassen reprend l’idée de Lacombe Lucien. Il ne s’agit pas d’excuser l’abomination, mais de présenter l’histoire édifiante d’un homme commun, ni pire ni meilleur a priori que les autres.
Déogratias n’est un monstre que parce qu’il est victime des événements, parce qu’il est entraîné dans une spirale, dans une logique folle de massacre et de haine auxquelles il ne peut échapper, victime d’une sorte de fatum rwandais, de déterminisme ethnique, qu’il n’a pas choisi et qu’il n’est pas en mesure de combattre. Responsable de meurtres, il l’est, mais qui sont les vrais coupables ? Ne faut-il pas chercher du côté d’une propagande haineuse comme dans cette scène d’école où l’on désigne les Tutsis comme les boucs émissaires ? Quelle responsabilité peut avoir ce militaire français, témoin – acteur – du massacre ? De quelles connivences ce père blanc est-il coupable ?
Stassen, s’il nous montre la chute dans la barbarie de son héros, n’oublie pas de désigner tous ces complices qui ont fait qu’une telle horreur a été possible, renvoyant chacun à ses responsabilités.
Déogratias est un chien, il a commis l’irréparable, et il ne pourra plus jamais s’en sortir. Stassen montre ce traumatisme-là, qui transforme l’humain en bête, en animal dévorant les cadavres. Le dessin qui s’assombrit, les couleurs qui s’épaississent, tout concorde à montrer ce voyage au bout de la nuit, cette plongée dans les ténèbres qui a touché hier le Rwanda et qui peut tous nous toucher, comme si la bestialité faisait nécessairement partie intégrante de l’humain.

On le voit, le projet est louable, et Stassen a longuement préparé son sujet. La moindre de ses qualités est bien le témoignage. Le massacre rwandais, s’il a été largement repris au moment de son déroulement en Europe, semble avoir été évacué de nos consciences. Le rôle pour le moins trouble de la France et de son armée dans les événements qui ont accompagné le génocide a tendance à être volontairement oublié.
Il est tellement plus facile de considérer cette monstruosité-là comme typiquement africaine, la renvoyant au tribalisme et à la barbarie propres à ces sociétés lointaines. Or nous savons, depuis la Shoa, depuis les épurations ethniques de Yougoslavie, depuis les massacres khmers, qu’il ne s’agit nullement d’une fatalité lointaine, circonstancielle : le vertige de la folie meurtrière collective est bien universel.
D’une certaine manière, Stassen nous le rappelle avec cette histoire exemplaire. Et pourtant, on ne peut s’empêcher d’être mal à l’aise en lisant cet album. Car si on comprend bien quel est l’objectif du dessinateur, on a bien peur qu’il ne soit un poil en dessous. Quels reproches peut-on faire à Stassen ?
D’abord celui d’être à la fois trop démonstratif et pas assez pédagogue. Trop démonstratif : on sent toutes les intentions du récit, la volonté d’être édifiant, et c’est cet aspect relativement convenu qui gêne. Fallait-il être aussi transparent dans les intentions ? Fallait-il qu’on se dise à la lecture « Ah, il nous montre la propagande à l’école ; et là, la responsabilité des militaires ; et là, la complicité passive de l’Eglise ».
Dans un même temps, cette transparence d’intentions s’accompagne paradoxalement d’un manque certain de pédagogie. Il faut être très au fait de la chronologie des événements pour comprendre les allusions de Stassen. Quel lecteur se souvient avec précision du déroulement des faits : l’attentat contre le président, l’offensive du FPR, l’opération turquoise, etc. On se perd un petit peu dans l’arrière-fond historique, et une petite chronologie récapitulative aurait été la bienvenue, en annexe du récit. Car le danger de ce non-rappel de la complexité des faits (Tutsis de l’extérieur, gouvernement Habyarimana, présence militaire française passée, casques bleus belges, radio des mille collines) est finalement le risque de la simplification.

Que s’est-il passé au Rwanda ? Des types ont entendu la radio et ont décidé de tuer leurs compatriotes ? Comment Déogratias peut-il sombrer dans la folie meurtrière, lui qui quelques pages auparavant s’amusait avec ses futures victimes ? Stassen n’explique rien, et ne montre rien de ce processus. Dès lors, on a du mal à comprendre comment Déogratias devient un tueur. Tout cela semble bien gratuit.
Comme le lecteur n’est pas nécessairement au fait de l’histoire du Rwanda, de l’antagonisme artificiel martelé entre Tutsis et Hutus (de ses origines, de son fonctionnement), il a du mal à saisir ce qui peut faire basculer le personnage principal dans la barbarie. Et les figures des personnages secondaires, parce qu’ils incarnent des archétypes (le bon curé et le mauvais, le soldat facho) deviennent caricaturaux.
Le reproche que l’on peut faire à Stassen est là : alors qu’il prétend mettre en scène des personnages humains, il ne propose que des caricatures d’humains, sans psychologie, bêtement manichéens. Du coup, ce qui devait être une fiction sensible, a tendance à virer à la démonstration appuyée, guère convaincante.
Car Stassen est plein de bons sentiments : mais peut-on parler d’un génocide avec des bons sentiments ? Peut-on rendre compte de l’horreur avec gentillesse ? Son dessin rond, très joli, très coloré, devient presque obscène face au sujet qu’il traite : comme si on montrait la beauté de la campagne entourant Auschwitz. Stassen raconte un des génocides les plus abominables du siècle, mais il le traite avec esthétisme : admirons la beauté des paysages du Rwanda.
C’est d’autant plus regrettable car, outre que le propos se trouve dynamité par l’aspect carte postale, le dossier qui accompagne l’album nous dévoile des illustrations de Stassen d’un tout autre genre : acérées, méchantes, anguleuses. Tout le contraire du parti-pris graphique du récit. On aurait aimé moins de gentillesse dans le trait, moins de volonté de faire « beau », car, avec la simplification psychologique des personnages, le propos initial en semble dénaturé.
Il ne faut plus compter que sur la bonne volonté du lecteur pour comprendre qu’on parle ici d’un génocide : les morts eux-même ont disparu. Quelques cases évoquent les massacres, mais cela devient presque anecdotique : peut-on parler du génocide rwandais en faisant l’impasse sur sa réalité morbide, sur le million de morts ? Peut-on laisser le soin au lecteur seul de se souvenir que l’on parle d’un véritable massacre ?
C’est peut-être là le reproche principal que l’on peut faire à Déogratias, qui, malgré toute la bonne volonté de Stassen semble se situer bien en deçà de l’indicible monstruosité qu’il évoque.

Le problème de Déogratias, dès lors, n’est même plus de l’ordre de la bd, mais bien de la morale. Comment peut-on parler d’un génocide ? Le choix de la fiction ne s’avère peut être pas le plus judicieux, parce qu’il entraîne nécessairement des partis pris esthétiques hors de propos, parce que la simplification n’est jamais loin, et qu’on ne peut accepter de lire un génocide comme un simple prétexte à la fiction.
Alors, nécessairement, on pense à Maus d’Art Spiegelman, le chef d’œuvre de référence, qui réussissait à parler de la Shoa sans jamais tomber dans le pathos ou la complaisance. Faudra-t-il toujours juger de telles œuvres à l’aune de ce monument ? On espère que non, mais il y a là la preuve en tout cas que l’entreprise est possible en bande dessinée. Possible mais difficile.

Site officiel de Dupuis (Aire Libre)
Chroniqué par en janvier 2001