Dum Dum
Récit graphique déstabilisant réalisé sur Autocad, cette autopsie de la montée du nazisme à Berlin par les yeux d’un dessinateur technique polonais est néanmoins bluffante.
« 1886. En Pologne, c’est à dire nulle part. Au loin on ne distinguait que la ligne floue de l’horizon. Une petite fille marchait à travers les champs couvert de neige… » C’est sur ces mots que commence le récit de Stan Wojciechowski, racontant un souvenir de sa mère, tel que lui a rapporté son propre frère ainé Kaziu. Lui est né dans une ferme en Pologne en 1902, et, après avoir combattu durant la première guerre mondiale pour l’armée prussienne, dans le camp adverse de Kaziu, ce qui était courant dans cette zone historiquement annexée puis regagnée, il est embauché comme dessinateur technique dans une société berlinoise chargée de la restructuration des transports en commun de la capitale. Traumatisé par la guerre, et affecté physiquement (il est petit et bossu) il va avoir du mal à s’intégrer dans cette grande ville et cette société froide.
Un petit format à l’italienne, une couverture gris métallisé entièrement toilée et gaufrée et des pages blanches séparées de traits fins seulement rythmées par un petit texte poétique, telle une comptine. C’est ainsi que l’on aborde Dum Dum, dont on ne sait trop à ce moment précis pourquoi ce livre porte ce nom. Puis les rectangles fin se rapetissent, et des symboles directionnels précisent le processus narratif, en esquissant des phylactères. Certes ceux-ci sont rectangulaires, serrés et répartis de manière très symétrique, tel un gaufrier ostentatoire d ‘une bande dessinée ultra académique qui ne dirait pas son nom, mais rapidement d’autres éléments graphique interviennent, d’autres personnages, d’autres effets de décoration de cases, des véhicules, et le dialogue prend place, pleinement, cherchant à intégrer au mieux Jans dans sa nouvelle vie de citadin. Cependant, lui, l’être mutique déboussolé, « schrapnelisé », aura beaucoup de mal à ne pas céder à ses bas instincts, dans une société où la différence, surtout à cette époque, ne peut être considérée que comme une tare. Et ce ne sont pas les films majestueux des grands réalisateurs allemands du moment (Le cabinet du docteur Caligari, le Golem, les trois lumières, ou les hommes du dimanche) que lui montre Anne, la jeune femme attentionnée tentant de lui apporter un peu de douceur, qui vont l’apaiser. Car son trauma est bien plus profond que cela, et le « Dum Dum » le caractérisant au final, se confond entre le nom des balles explosives des tranchées ayant traversées un corps bien précis, et le bruit assourdissant du train berlinois traversant son quartier… Ce bruit mortifère ne faisant qu’annoncer celui des bottes du troisième Reich, en pleine montée à ce moment-là.
Histoire presque autobiographique de l’arrière grand-père de l’auteur, dont des photos témoignent en fin d’ouvrage, Dum Dum est une exercice de style et de mémoire extraordinaire, plaçant le dessin technique au rang d’art graphique narratif, s’inscrivant dans la droite lignée de précurseurs tels Chris Ware ou Joost Swarte. Il va cependant encore plus loin, en évoquant, lors de fulgurances graphiques étonnantes (la scène centrale, où à ce seul endroit l’encre noire vitale paraît), la noirceur de l’âme. Tout comme seuls les yeux des personnages amènent un peu de rondeur dans ce monde vraiment trop carré, seul un animal (chat noir de comédie, chat de strip) sera le symbole de ce contrat de dupe que la grand-mère de Stan a passé un jour, dans la neige, pour un bol de lait. Le diable est dans les détails..
Super contenu ! Continuez votre bon travail!