Soleil mécanique

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çà & là a publié coup sur coup deux livres de Lukasz Wojciechowski : Ville nouvelle en juin 2020, et Soleil mécanique en 2021, dont nous allons parler. Deux livres assez soignés, sous une couverture cartonnée mate, et avec même un embossage pour Soleil mécanique. Cette fabrication des deux livres est tout à fait en accord avec leur contenu : impossible de ne pas remarquer immédiatement qu’ils sont esthétiquement assez radicaux, ce qui n’est pas courant chez l’éditeur çà & là.

L’auteur de ces deux livres, Lukasz Wojciechowski, est architecte. Il a fondé un bureau d’architecture, enseigne l’architecture et nourrit un blog sur l’architecture. Sa fascination pour son métier et l’architecture moderne en particulier est palpable dès la prise en main de l’objet livre, et on peut donc penser que Ville nouvelle et Soleil mécanique sont le fruit d’une approche intégrée et cohérente. Voilà des objets qui disent ce qu’ils sont et sont ce qu’ils disent, à première vue, mais à première vue seulement.

Ce qui frappe à l’ouverture du livre, c’est la rigueur du dessin et la finesse de ses lignes. Lukasz Wokcienchowski utilise un dessin vectoriel, tracé à l’ordinateur, mais pas avec un logiciel graphique standard — Illustrator ou Inkscape — mais avec AutoCAD, un logiciel créé pour les plans d’architecture. L’emploi de ce logiciel contre-intuitif ne peut être qu’un choix de production signifiant. Il ne permet pas le dessin photo-réaliste : rectangles, cercles et grilles sont les formes les plus utilisées du livre, qui traite d’une grande période moderniste de l’architecture avec le langage du modernisme. Les personnages sont dessinés en plan ou de face, et parfois en perspective orthogonale.

Les planches de Soleil mécanique sont architecturées, le récit est rythmé par des motifs récurrents, et pour resserrer encore plus son propos, le personnage principal de ce récit est un architecte fictif des années 1930, Bohumil Balda, jeune polonais passionné d’architecture moderne. Balda dirige d’une main ferme un bureau d’architecture et ce que nous raconte Soleil mécanique est le passage de l’architecture art déco à l’architecture moderniste, puis l’arrivée d’une architecture qui va accompagner le nazisme, une architecture qui a été massivement détruite après la guerre pour des raisons évidentes.

Bohumil Balda, fasciné par les théories modernes, aime l’espace radical qu’elle ambitionne de construire pour l’œil et la manière dont elle utilise la lumière pour sculpter les volumes. Ses clients sont des individus fortunés, pour qui il construit des villas aux lignes pures. Il a pu démarrer son activité grâce à l’aide financière de son beau-père qui ne cache pas ses sympathies avec le troisième Reich en plein essor. En bon bourgeois, on parle peu politique, mais il est évident que Bohumil Balda est mal pris entre ses idéaux d’émancipation de l’individu, qui guident sa création au service de clients fortunés d’origine juive, et les leitmotivs martiaux et antisémites qui deviennent de plus en plus présents autour de lui.

Avant même que la Pologne ne soit envahie par l’armée allemande en 1939, Balda est engagé par un homme politique pour créer des bâtiments conformes à l’esthétique du Reich : des bâtiments qui écrasent l’individu et cadencent l’espace. Et Balda se met au travail, à moitié par peur, à moitié par opportunisme, et son travail plaît, et ce travail va lui plaire.

Complaisance et opulence

Le récit pose la question lancinante — surtout ces dernières années brûlantes : comment un régime d’extrême droite peut-il s’installer, comment produit-on non pas simplement de la soumission à un régime violent, mais plutôt de l’adhésion à un projet d’extrême droite, comment met -on au service d’idéaux essentialistes les milieux les plus éduqués d’un pays ?

Je disais en début de chronique que le livre semblait d’une parfaite cohérence, mais en surface seulement. Et en effet, la particularité de Soleil mécanique est qu’il met en lumière la fragilité particulière des architectes, qui sont liés aux grandes fortunes, aux corporations et aux états pour la création d’œuvres d’ampleur, des œuvres qui leur permettent de déployer une vision, qui est le graal des architectes. Le livre est donc aux prises avec le désir de produire un récit cohérent jusque dans sa forme, et la mise en garde contre l’hubris de l’artiste.

Car Soleil mécanique décrit la manière dont un architecte va faire péché de vanité, en passant du dessin de demeures pensées pour la bourgeoisie et un certain culte de l’individu à une architecture pensée pour écraser les masses et démontrer la supériorité de la race.

Accéder à des moyens énormes en devenant proche du pouvoir a été le bonheur de pas mal d’intellectuels durant le vingtième siècle. Wernher Von Braun, l’homme qui a dessiné les plans du V2, le premier missile balistique, puis ensuite la Saturn V, fusée qui a emmené un Américain sur la lune, a bénéficié des budgets colossaux des nazis, puis à ceux de l’administration Kennedy, avec le même bonheur. Du côté de l’architecture, on a quelques beaux exemples, notamment Albert Speer, l’architecte préféré de Hitler, qui — parmi d’autres — a servi de base à l’élaboration du personnage fictionnel mais documenté de Bohumil Balda.

Et ainsi, tout en déployant tous les moyens de son métier dans son récit, Lukasz Wojciechowski nous rappelle que si les architectes peuvent fantasmer l’architecture vernaculaire, celle qui naît dans la faiblesse de moyens des petites gens, ils aiment les gros moyens une fois qu’il s’agit de produire un geste architectural, ce qui rend inévitable les compromis avec le pouvoir en place, qu’il soit public ou privé. Ce paradoxe donne régulièrement des musées et des centres commerciaux en plein désert, construits par des travailleurs et travailleuses dans des conditions déplorables. Et ce paradoxe est bien ce que met en lumière Lukasz Wojciechowski, non seulement dans son récit, mais aussi dans la matière de son récit.

Astreinte à l’ascèse

Soleil mécanique a donc quelque chose de démonstratif, et on peut se demander si une démonstration fait une bande dessinée intéressante. De ce côté, heureusement, dans Soleil mécanique, Lukasz Wojciechowski nourrit par ailleurs le récit par l’utilisation d’une métaphore, celle du soleil, qui lui sert de fil graphique, thématique et narratif. Le soleil est, au début du récit, le guide de l’architecte par la générosité et le bonheur qu’il procure à tous, et la netteté avec laquelle il découpe les formes que l’architecte doit sculpter. Mais le soleil est aussi une boule de feu dont il faut se protéger par des lunettes de soleil sous peine de devenir aveugle, et le Reich interdit les lunettes de soleil. La métaphore est plate, et j’aime les métaphores plates.

Soleil mécanique se garde par contre de n’être qu’une métaphore. La précision architecturale affecte l’ensemble du récit. La description des qualités recherchées dans l’architecture du troisième Reich, les dialogues économes entre collègues, l’enchainement historique des événements, le glissement des compromissions sont écrits de manière explicite et tranchée, pour accompagner jusqu’au bout la froideur du dessin. Et pourtant, une élégance imparable fascine l’œil, capture et garde l’attention du lecteur de bout en bout du livre, ce qui est une prouesse pour un récit aussi dur et radical. L’inventivité plastique est même constante, que ce soit dans la manière de faire circuler l’œil entre dessin et texte, que ce soit par les trames et autres méthodes abstraites pour restituer matières et mouvements, et même l’opposition entre les angles droits et les quelques courbes, comme la coiffure de la compagne de l’architecte, ou les lunettes rondes que l’auteur met en résonance avec les roues des voiture, le soleil et l’architecture totalisante, tout ceci sans jamais quitter un lexique restreint. On est surpris d’être comme Bohumil Balda ébloui par le soleil, l’élégance des villas et l’écrasante échelle des salles de l’administration nazie, pourtant communiqués par des traits parmi les plus fins jamais vus en bande dessinée. L’auteur nous offre même quelques vues, rendues en trois dimensions, aux grisés délicats dans un contrepoint d’une rare élégance.

Soleil mécanique est un récit étonnant et qui dépasse la prouesse stylistique par le courage de prendre à bras le corps une question politique d’ampleur, celle de la fascination des artistes et intellectuels pour le pouvoir et les moyens qu’il met à disposition de leur égo.

Pour aller plus loin cette thématique, le travail de Johann Chapoutot et de Christian Ingrao sur le nazisme est un des plus percutants du moment : “Pourquoi des intellectuels, qui au départ se foutent un peu de la gueule de ce petit mouvement d’extrême-droite mené par un caporal un peu ridicule, se convertissent à la pensée nazie au cours des années 1930” est une question qu’on doit affronter maintenant, alors qu’on a vu le trumpisme au travail, et la montée de la droite un peu partout en Europe notamment. Il y a des dizaines de conférences de ces deux historiens en ligne.

[Chronique précédemment diffusée sur Radio Grandpapier]

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Chroniqué par en juillet 2024